Depuis quelques années, la France se souvient qu’elle a connu une sacrée époque de prospérité grâce à la charmante coutume qui consistait à aller chercher des hommes, femmes et enfants  de couleur ( pour parler politiquement correct ) d’un côté de l’Atlantique pour les emmener de l’autre côté et à l’issue d’une croisière tout confort passée à se prélasser dans leur cabine open space, leur faire découvrir les charmes du travail à la ferme contre le gîte et le couvert.

Certes, les journées étaient un peu longues et le règlement intérieur un peu sévère, mais la nature exubérante de ces collaborateurs turbulents toujours enclins à danser au lieu de bosser, nécessitait un management de fer, car la compétitivité des plantations concurrentes ne laissait aucune place à la fantaisie dans les  rapports humains ( à part quelques brèves séquences sur canapé   grâce à la contribution plus ou moins volontaire de quelque jeune secrétaire préposée à la préparation des cocktails punch planteur et du café au rhum ) et il n’était donc pas question de relâchement dans la course à la productivité.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que le manager est obligé de faire preuve d’imagination pour motiver ses troupes, et les stimuler dans l’accomplissement de leur devoir de bête de somme : Allons, ne faites pas la tête ! N’oublions pas que nous sommes tous dans le même bateau, vous aux fers et à fond de cale, certes, et moi sur la dunette à scruter l’horizon de ma lunette prospective, mais soyez sympas, donnez un coup de collier et je diminuerai les coups de fouet ! Et double ration de rhum à la fin de la semaine si vous doublez la cadence !

C’était en somme l’ancêtre de la négociation syndicale…

Heureusement, ces temps brutaux sont révolus. Avec le recul nous voyons bien que ces armateurs et ces planteurs philanthropes n’étaient pas animés d’intentions aussi pures qu’ils le prétendaient, et que le prétexte de l’éducation des races inférieures aux bienfaits de la civilisation occidentale était cousu de fil blanc, et peu importait,  du moment que le tas d’or avait grandi à la fin de l’exercice comptable…

Aujourd’hui, en ce XXIème siècle commençant, et commerçant,  non seulement nos chers entrepreneurs créateurs-destructeurs d’emploi ne procèdent plus de la sorte, mais ils consentent même à reconnaître que par le passé leurs ancêtres ont peut-être un peu trop tiré sur la ficelle pour ce qui concerne l’exploitation de la force de travail et des bénéfices que leur sacro-saint bizness plan pouvait en tirer…

C’est pourquoi ont voit maintenant fleurir un peu partout de ces pancartes, de ces brochures qui rappellent, ô surprise, que tel bâtiment de Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, abritait une compagnie triangulaire qui trimballait hommes et marchandises d’un bout à l’autre de la Planète au gré des cours de la bourse et des besoins en moyens de production…Une avant-mondialisation du commerce, en somme, mais il en a eu tant d’autres dont on a perdu jusqu’au souvenir…

C’est une façon de souligner que ces temps et ces pratiques sont révolus et que la nouvelle génération entrepreneuriale a bien pris le virage de la bienveillance, de la bénévolance et de la bonne gouvernance, celle qui ne laisse personne sur le bord du chemin et qui prend soin de tout le monde, de l’ouvrier soudain privé de sa chaîne de montage favorite, au migrant sur son bateau recalé au contrôle technique mais recyclé en embarcation à usage unique, fuyant de prétendus dommages collatéraux causés par de soi-disant actes de dévastation forestière ou climatique, voire à des bombardements aux dangers largement surévalués, au SDF sur son quai du canal St Martin à se donner en spectacle au lieu de se terrer au fin fond d’un égoût discret et bienséant…

Et pour bien montrer que la page est tournée, quoi de mieux qu’un musée de l’esclavage et d’un jour mémoriel pour s’en souvenir ? Au moins, une fois par an, on n’oubliera pas qu’il faut oublier ces pratiques barbares et que jamais au grand jamais on en se laissera aller à commettre de nouveau pareilles turpitudes

Aujourd’hui, notre élite a bien compris la leçon. Elle ne déplace plus l’esclave sur le lieu de travail, elle déplace le travail sur le lieu de l’esclave. D’ailleurs, on ne dit plus « esclave », ça fait connoté. On dit … On ne dit rien, en fait, c’est plus prudent, car les mots allez savoir pourquoi ont une fâcheuse tendance à s’alourdir du sens de leur histoire… Prenez le mot « social » par exemple si vous dites « progrès social », vous savez que vous allez donner des envies à ceux qui souhaitent une amélioration dans leur vie et celles de leurs descendants…

Ce n’est pas raisonnable, vous le savez bien, vous qui avez si longtemps vécu au-dessus de nos moyens, et qui avez déjà endetté votre descendance jusqu’au moins sept générations… Nous le savons bien, nous qui établissons les lois de l’économie, qui en tenons les comptes et engrangeons les intérêts !

Par contre si vous dites « plan social », vous retournez le mot « social » comme un gant et vous lui ôtez la dose d’espoir qui lui donnait sa force d’évocation, pour devenir l’annonciateur d’un avenir lourd de menaces… Non décidément, les mots c’est de la bombe, moins on y a recours et moins on se fait piéger..

Mieux vaut faire sans dire…

Des usines à sueur disséminées un peu partout dans le Monde où se fabrique tout ce qui nous tombe sous la main à nous gens civilisés encore protégés pour un temps par des lois et de l’éducation de masse qui nous met à  l’abri de nos violences enfouies et domptées par des coups de règle vintage sur les doigts…

Après des périples de dingues, après des manipulations d’étiquettes de marques qui brouillent les pistes des lieux et des procédés de fabrication, après moult camouflages de produits nocifs, ces objets quotidiens fabriqués dans des conditions exotiques ne livreront jamais leurs secrets de sueur et de larmes. On s’en fout de savoir que le colton vaut son poids de sang dans les entrailles de nos machins portables, du moment que c’est pas cher et que ça ne tombe pas en panne avant la date fixée par l’obsolescence programmée…

Peu nous importe que les sacs qui nous battent les flancs, les godasses qui nous chaussent dans nos randonnées ludiques, les machines qui lavent notre linge et sèchent notre vaisselle, les appareils tout-en-un couteaux suisses connectés qui nous servent de téléphone-télé-appareil-photo-caméra-carte-de-crédit-micro-espion-jeux-de-cons soient fabriqués dans des conditions abominables par des sous-prolétaires payés au lance-pierre…

Un jour peut-être dans un ou deux siècles, quelque remords poussera nos descendants à jeter un regard d’autant plus aigu qu’il sera distancié sur ce que nous ne voulons pas savoir aujourd’hui…

Il y aura peut-être quelque part un Musée de la Sueur et un jour mémoriel de l’Exploitation des Travailleurs Précaires pour mieux se repentir d’avoir laissé les prédateurs prendre encore et toujours le fruit du travail de tous dans la bonne conscience et le sentiment de l’impunité replète…

Un jour peut-être… mais je ne serai plus là pour en parler.

André BARNOIN dit « Dédé » (68 – Mulhouse)

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