Regard d’un vidéaste sur «Pauvres de nous», le film de Claire Lajeunie

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1960

Voici un film (« Pauvres de nous »)que France 5, service public, peut s’honorer d’avoir co-produit et d’avoir diffusé. La réalisatrice, Claire Lajeunie a choisi de nous proposer 5 rencontres (le mot a plus de sens ici que ‘portrait’) avec des personnes dites pauvres, en grande précarité financière mais d’une humanité inconnue des nantis. Elles se nomment : Matéo 12 ans et sa soeur, Sébastien 32 ans, Erwan 45 ans, Isabelle 54 ans, Marianne 63 ans.

Il ne s’agit ni de dialogues, ni d’images commentées comme on le voit si souvent dans les reportages, et encore moins d’une mise en scène « coup de poing » pour attirer le chaland. Ici la pauvreté n’est pas un sujet et les pauvres ne sont pas l’objet d’enquêtes, de statistiques, d’audimat.

Le spectateur est placé dans une situation d’écoute face à des personnes comme vous et moi, dont on découvre la situation extrêmement précaire. Le choix des fragments ou phrases retenus est particulièrement judicieux. Limités, sobres, précis, rythmés, ils laissent le temps du silence qui favorise l’approche, la compréhension, l’identification et la réflexion. Ni dans la sidération, ni dans l’expertise, le film nous invite à rencontrer des visages, des corps.

Car il y va de la rencontre de l’autre, filmé à la juste distance : on voit, on écoute et on est attentifs. Les personnes qui parlent ne sont pas des êtres minoritaires ( 1 français sur 7, soit 9 millions de français sous le seuil de pauvreté!), étranges : ils nous ressemblent : ils sont nous et nous sommes eux. Ils nous invitent à porter sur nous le regard qu’ils portent sur eux : nos fragilités, nos doutes, nos questions sur notre passé, notre présent et notre avenir. Chacun(e) a son histoire. Et écouter l’histoire de l’autre, c’est apprendre sur la sienne.

… écouter l’histoire de l’autre, c’est apprendre sur la sienne.

Il n’est donc pas question d’un film qui se penche sur les pauvres pour nous dire, comme d’habitude dans les médias, que c’est triste, insupportable, qu’il faut leur venir en aide… ou bien qu’ils l’ont cherché et voulu !! A les écouter, on se dit que c’est peut-être notre vie de « nantis » qui est insupportable. Nous vivons dans la condescendance, le jugement, pris que nous sommes dans la compétition, la concurrence, la réussite « macronienne ». Quid de l’Humain? Ils n’en parlent pas : leurs paroles, leurs corps, leurs visages témoignent. Ils sont, malgré eux, des docteurs en humanité, ils nous humanisent. Provocation : et si c’était eux qui vivaient et nous qui survivions ? « Pauvres de nous! » dit justement le titre du film.

… Ils sont, malgré eux, des docteurs en humanité

A un moment une jeune fille adolescente dont la maman ne peut lui offrir ce que possèdent ses copines nous dit : mes amies me disent que je fais plus que mon âge, que je suis plus mûre… La pauvreté responsabilise ; il faut compter et on va droit au nécessaire : pas de carte Sim à mettre dans un téléphone, on marche à pied en raison du coût des transports, on partage un simple gâteau lors d’un anniversaire avec l’ami dont on est sûr et qui n’ira pas raconter comment on vit…

Car être plongé dans la pauvreté sans savoir comment on peut s’en sortir, cela ne s’affiche pas. « Je ne cherche pas de l’aide » comme le disent Sébastien et Erwan. Et si aide il y a, nécessaire, comme pour Marianne dont les enfants ont mis à sa disposition une carte bleue, cette dépendance est vécue avec une grande souffrance.

J’ai aimé la manière dont la réalisatrice passe d’un personnage à un autre. Elle s’arrange pour créer un lien, même artificiel (la planche à roulette, la vitre nettoyée, le coup de peigne, l’achat d’un journal dans le kiosque…). Comme si un lien très fort existait entre eux. Chacun n’est pas seul. Une chaîne (dans tous les sens du terme!) les relie et le film lui-même les relie à chaque spectateur. A l’Egalité au fronton de nos mairies(1) la Fraternité n’est pas un appendice : elle nous constitue.

(1) On se dit qu’au XXIème siècle un revenu de base pour tous serait essentiel et possible. La peur permanente du lendemain ne saurait être une règle de vie)

Guy Baudon – Paris le 14 avril 2018