Et si les privilégiés ne se limitaient pas à une frange de 1 % ? Dans son nouvel ouvrage, Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, dénonce l’hypocrisie d’une classe aisée bien plus vaste. Voici l’introduction de l’ouvrage Encore plus !, paru le 4 mars dernier aux éditions Plon.

Extraits d’un article paru le 1er mai sur le site de l’Observatoire de Inégalités

Ce livre est né d’une indignation. Celle de voir la France des privilégiés continuer à en avoir « encore plus » quand les classes populaires en ont « encore moins ». La France qui a davantage ne se résume pas à une poignée de riches, qu’elle désigne souvent d’elle-même de sa vindicte. Elle est beaucoup plus large : c’est la France des cadres supérieurs, des diplômés des bonnes écoles, dont une bonne partie vote à gauche.

Pour tenter de « faire peuple » – ne serait-ce que le temps d’une élection –, les plus favorisés déploient des trésors d’imagination. Au peuple, ils livrent des boucs émissaires …

À une bourgeoisie économique traditionnelle s’ajoute une bourgeoisie intellectuelle, bien assise sur son diplôme. À l’autre bout de la hiérarchie sociale, la France qui en a encore moins ne se limite pas à la misère, aux mal-logés et aux sans-abri. C’est celle de tous ceux qui ont manqué la marche de l’école, n’ont pas obtenu le bon statut d’emploi et qui galèrent au quotidien. Une France d’employés, d’ouvriers, d’immigrés en partie. Souvent féminine. Entre les deux, les couches moyennes, habituées au progrès, voient leurs revenus stagner, et pour elles le freinage est brutal. France d’en haut, France d’en bas et France du milieu s’éloignent. Alors que le niveau de vie des classes aisées progresse, celui des classes populaires stagne depuis deux décennies, celui des classes moyennes depuis une quinzaine d’années. Ce changement est historique pour notre pays. Ceux du bas de l’échelle expriment de plus en plus bruyamment leur mécontentement dans les urnes ou dans la rue. Pour tenter de « faire peuple » et de se rabibocher avec eux – ne serait-ce que le temps d’une élection –, les plus favorisés déploient des trésors d’imagination. Au peuple, ils livrent des boucs émissaires. Quand la gauche montre du doigt l’hyper-richesse, à droite (surtout) de l’échiquier politique, on cible les « assistés » qui vivraient aux crochets de la société, et les immigrés qui « menacent l’identité française » et « prennent le travail » des natifs.

Comme si 7 % d’étrangers – dont 40 % d’Européens – pouvaient mettre en danger les 93 % restants. Comme si les assistés du monde contemporain n’étaient pas d’abord ceux qui profitent d’insolentes niches fiscales ou qui vivent d’abondantes retraites ou de rentes du capital. Pour un RSA versé qui retourne illico dans le circuit économique, combien de milliards de baisses d’impôts en faveur des plus riches ont alimenté leurs placements financiers ? Cette démagogie, à part légitimer la démagogie originelle, celle du Rassemblement national, ne règle pas le problème. Le mistigri de la solidarité se passe de main en main sans voir que notre problème est de mettre en œuvre une redistribution à grande échelle et un effort collectif, partagé par tous. « Toujours plus ! », s’exclamait au début des années 1980 le journaliste François de Closets dans un livre à succès à travers lequel il documentait avec talent l’accumulation des inégalités, petites ou grandes. « Espérons qu’il ne faudra pas attendre des années pour que les descriptions de Toujours plus ! cessent de correspondre à la réalité », écrivait-il.

Malheureusement, sa formule reste vraie, mais, alors qu’à l’époque la crise ne faisait que ses premiers pas, quatre décennies ont passé. Elle s’est installée, le chômage et la précarité se sont incrustés dans la société. Les plus aisés en veulent encore plus alors qu’une partie des classes populaires et moyennes est mise au régime. Elle attend toujours le « ruissellement » qui devait arriver des baisses d’impôts menées depuis plus de vingt ans. La situation sociale est de plus en plus tendue. La crise économique de 2008 a vu le chômage exploser. La tragédie du coronavirus a fait mettre un genou à terre à la France populaire. Les niveaux de vie stagnent ou diminuent pour la majorité de la population.

La peinture d’une situation apocalyptique fait vendre, mais, comme pour le climat, la peur paralyse. À quoi bon se mobiliser si les dés sont jetés ? Pourquoi irais-je revendiquer si on m’explique que l’armée de réserve du chômage est formée de millions de personnes qui n’attendent que de prendre ma place au moindre signe du patron ? Moi qui suis caissière à mi-temps payée au smic – gagnant donc environ 600 euros par mois –, est-ce que je ne devrais pas déjà m’estimer heureuse ? À force de jouer la surenchère, on obtient une chose simple : le fatalisme s’installe, et les inégalités se reproduisent toutes seules. Chacun reste à sa place, exécutant la partition qu’on lui a donnée.

Du spectacle à la xénophobie

Le propos de ce livre est d’éviter la simplification boostée sur les réseaux sociaux et les plateaux télé à coups de petites phrases par de « bons clients » qui « clashent », comme on dit maintenant. Une partie des pseudo-consultants qui occupent les plateaux pour parler de tout et de rien n’est pas méchante, elle n’a juste pas grand-chose à dire, elle fait passer le temps d’antenne en donnant son avis sur tout ou rien. Elle est là pour vendre le média qui l’emploie ou le énième sondage : elle ressasse les lieux communs du moment, assez souvent la communication du gouvernement en place.

La France qui subit aujourd’hui, celle du bas de l’échelle, qui en a « encore moins », est d’abord celle des flexibles au travail, dans leur immense majorité des peu ou pas diplômés. Celle des 8 millions de salariés à l’horizon de vie grignoté par la précarité ou le chômage. Des non-salariés qui vivent au gré de petits contrats. De ceux qui usent leur corps au travail à la chaîne, en œuvrant dans la poussière ou en portant des charges lourdes. Cette France de l’insécurité sociale a un visage : celui des employés et des ouvriers peu ou non qualifiés, des « ubérisés », des indépendants (du bas de l’échelle). Pour une grande part, cette France a animé les manifestations des Gilets jaunes.

Pour vivre pleinement la société de consommation, les classes favorisées ont besoin de petites mains qui travaillent à contretemps

Cette France flexible est aussi une France des services, voire des serviteurs. Pour vivre pleinement la société de consommation, les classes favorisées ont besoin de petites mains qui travaillent à contretemps de la vie en société : la nuit, le dimanche, pendant les jours fériés… Pour garantir des tarifs attractifs, cette main-d’œuvre doit être mal rémunérée et parfois subventionnée par des baisses d’impôts destinées aux employeurs, comme c’est le cas pour les emplois domestiques. Une bonne partie de la France qui se lève tôt pour des métiers pénibles est d’origine immigrée et féminine. Malléable, cette main-d’œuvre doit laisser au vestiaire son autonomie et s’adapter aux ordres de la hiérarchie ou du client. Pour une grande part, si on y ajoute les soignants de l’hôpital, c’est aussi cette France qui est restée en poste lors de la crise du coronavirus.

La situation des « classes moyennes », au cœur de la société française, n’a rien à voir avec les clichés qu’on en donne. À l’interface entre ceux qui donnent les ordres et ceux qui les exécutent, elles ne sont ni « étranglées » ni « en voie de disparition », comme on le raconte. Elles ne vivent pas pour autant dans l’opulence. En France, le niveau de vie médian de la population est d’environ 1 800 euros par mois pour une personne seule. Ce niveau stagne depuis quinze ans, on l’a dit, et cette évolution contraste avec la période antérieure.

C’est moins la situation sociale elle-même que l’injustice qui alimente les frustrations.

La frustration d’une partie des classes populaires et moyennes augmente, comme leur détestation de ceux qui dirigent. Cette tension ne trouve pas sa source dans la peur de l’étranger, mais dans un écart croissant entre une large frange privilégiée et ceux qui sont à son service. C’est moins la situation sociale elle-même que l’injustice qui alimente les frustrations. Le sentiment d’être mis à l’écart du progrès quand une partie favorisée continue à s’enrichir, envoyer ses enfants dans les bonnes écoles, avoir un horizon de vie dégagé, profiter des bienfaits de la consommation tout en tenant de beaux discours sur l’égalité des chances.

Hypocrisie

Ces catégories dominantes n’ont de cesse de mettre en avant de « nouvelles fractures ». Les discriminations selon l’origine, les inégalités entre les femmes et les hommes, entre les générations, ou selon les territoires, pour réelles qu’elles soient, fonctionnent comme des contre-feux, ce qui contribue à éloigner le débat de la fracture sociale. On oublie la précarité du travail féminin devant la nécessité de l’égalité de genre parmi les dirigeants. Les jeunes étudiants sont censés traverser les mêmes difficultés que ceux qui travaillent sur les chantiers ou dans les hypermarchés depuis l’âge de 16 ans. Les cartes censées décrire les inégalités territoriales ne reflètent bien souvent que leur composition sociale sur le territoire concerné.

De la même façon que, au nom de l’insécurité, on limite les libertés publiques, au nom de la flexibilité (donc l’insécurité sociale) on taille en pièces l’égalité. « Voulons-nous vraiment l’égalité ? », s’interrogeait il y a quelques années Patrick Savidan. À qui se réfère ce « nous » collectif ? À toute la population ? Au peuple des smicards, des classes moyennes fragilisées ? À une droite qui n’a jamais fait des inégalités sa préoccupation majeure ? C’est surtout au sein d’une partie de la bourgeoisie intellectuelle de gauche qui ne cesse de brandir l’égalité comme un étendard que l’hypocrisie est grande et à propos de laquelle on peut se demander si elle veut « vraiment » l’égalité. Faites ce que je dis, pas ce que je fais. Ces catégories méprisent profondément le mode de vie « consumériste » des classes populaires et moyennes qui aspirent au confort matériel.

Sur quoi débouchent ces tensions ? Annoncent-elles l’avènement d’un pouvoir autoritaire auquel nous vendrions notre âme, à la mode chinoise ? Rien n’est joué. Si l’affaire était entendue, ce livre n’aurait aucun intérêt. Autant aller à la pêche, fumer une dernière cigarette avec une bonne bouteille devant une série. Au moins, cela détend. En rajouter, c’est se faire plaisir dans l’entre-soi des convaincus, cela ne fait guère « bouger les lignes », comme on dit aujourd’hui. Beaucoup donnent le sentiment de ne pas chercher à convaincre. La critique des inégalités implique de la passer au contrôle qualité : autant des outils que des analyses, au risque de tout devoir jeter, sinon. Le modèle social français demeure l’un des plus performants au monde. Toutes les enquêtes sur les valeurs montrent que les Français, dans leur immense majorité, ne considèrent pas les plus pauvres ou les étrangers comme les responsables de leurs difficultés. Le vote extrême est d’abord un vote de ras-le-bol généralisé. Un « dégagisme » de citoyens qui ne supportent plus l’hypocrisie des discours et le mépris des catégories aisées. Si c’est être « populiste » que de défendre ceux qui paient contre ceux qui engrangent, assumons le qualificatif.

La France est très loin d’être convertie à l’individualisme et nous avons largement les moyens d’améliorer notre modèle social.

La mobilisation des Gilets jaunes puis plus récemment encore la crise du coronavirus, comme bien d’autres au fil de notre histoire, ont montré notre capacité de résistance collective. La France est très loin d’être convertie à l’individualisme et nous avons largement les moyens d’améliorer notre modèle social. Faute de direction globale, un très grand nombre de mobilisations s’organisent sur le terrain. Toute la question est de savoir qui saura, d’un point de vue politique, répondre aux attentes des classes populaires et moyennes. La France qui n’attend pas le grand soir mais plutôt qu’on lui donne des perspectives, en luttant contre l’insécurité sociale dont elle est victime et en répondant à des besoins concrets.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Cet article est extrait de l’ouvrage Encore plus. Enquête sur ces privilégiés qui n’en ont jamais assez, paru le 4 mars 2021 aux éditions Plon.


Lire ICI la totalité de l’article sur le site de l’Observatoire des inégalités.