Le propos peut paraître quelque peu farfelu et provocateur s’agissant d’une société évoluée, moderne, tolérante et soucieuse de promouvoir le respect des personnes dans leur dignité intrinsèque, comme on peut le constater tous les jours dans notre vie quotidienne…

Nous ne sommes certes pas en Inde où nous le savons tous, ou croyons le savoir, l’institution des castes résiste à toute les objurgations de la société ouverte, moderne et démocratique inspirée du modèle occidental, et la montée continue de la prospérité économique ne parvient pas à briser les tabous ancestraux et les préjugés venus du fond des âges sur la nécessaire inégalité des conditions assignées dès la naissance, qui divise la société en castes immuables dont on ne peut s’affranchir impunément.

Le carcan culturel qui fait perdurer cette situation est si fort que même l’accession d’un Intouchable, Ram Nath Kovind, en 2017, à la Présidence de la République de l’Inde n’a aucun effet sur la situation matérielle et sociale de ses frères et soeurs de caste et démontre à quel point l’adage selon lequel « l’exception confirme la règle » permet de s’affranchir sans dommage des règles les mieux établies. Le temps que l’anomalie se déploie en pleine lumière et s’abolisse d’elle-même une fois son heure passée, laissant la place à l’antique ordre des choses, ordre injuste mais consacré par l’usage et par son immuabilité sacrée.

Les Etats-Unis, modèle d’avant-garde et inspirateur de toute évolution des société humaines depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, preuve vivante que le plus fort du moment peut tout se permettre, ont connu pareil épisode paradoxal le temps de l’avènement d’un Noir au poste suprême, ce qui n’a rien changé à la condition des Noirs et autres minorités dans le pays et a même conduit à un retour de bâton qui est en train de compromettre les timides avancées sociales des dernières décennies.

Cela étant dit, quel rapport entre la France et le système de castes en Inde ?

Aucun, bien sûr : la mobilité sociale et l’égalité des droits dans notre pays sont consacrés par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui est évoquée dans notre Constitution. Nulle part, il est écrit que la société française est divisée en castes immuables régies chacune par un code juridique spécifique, et on ne compte plus les cas de jeunes issu(e)s de quartiers qui accèdent aux Grandes Ecoles en vertu de filières et passerelles mises en place pour permettre ces opportunités d’ascension sociale…

Je n’aurai pas le mauvais esprit de remarquer que ces bénéficiaires de discriminations positives constituent des exceptions qui confirment la règle et que cela ne change en rien la situation des jeunes des quartiers, mais vous n’avez pas besoin de moi pour apprécier la pertinence de cette remarque.

Le tout est de savoir à quelle règle ces situations atypiques font exception…

Non pas à une règle écrite, nous l’avons vu, en France nous jouissons tous de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, c’est écrit sur tous les édifices publics et il faut être aveugle pour ne pas le voir.

En fait, il faut chercher cette règle dans notre système de valeurs qui divise l’activité humaine en différents degrés de dignité à mesure qu’elles se rapprochent de l’activité suprème, la fonction intellectuelle.

Cette division vient de loin. Le Moyen Age en a usé et abusé, mais les civilisations antiques étaient organisées en fonction de cette hiérarchie de valeurs et il n’a échappé à personne que les métiers les moins agréables et les positions sociales les moins enviables étaient plus souvent occupées par des esclaves que par des citoyens de plein exercice.

Vous me direz qu’il y a eu des esclaves illustres qui occupèrent des postes de haute volée, mais là encore l’adage « l’exception confirme la règle » vient remettre le phénomène dans sa juste perspective.

Encore une fois, que viennent faire ces pédantes références à des situations définitivement obsolètes, au moins dans nos civilisations occidentales, industrialisée hautement sophistiquées et de culture humaniste soucieuse du bien-être de l’individu dans toutes ses dimensions ?

La réponse à cette question est dans nos rues, à nos frontières, dans les soutes de notre magnifique paquebot France au sein de l’escadre Europe, qui vogue toutes oriflammes déployées vers un avenir radieux, technologique et débordant de richesses accumulées pour le plus grand bien de… De qui, au fait, à part 39 milliardaires, quelques centaines de millionnaires et quelques milliers de leurs serviteurs et affidés chargés de garder leur pré carré et de chanter leurs mérites et louanges ?

Et ç’est là qu’entrent en scène les Brahmanes et les Intouchables : Les premiers, nos intellectuels médiatiques forts de leur supériorité cérébrale et de l’épaisseur de leur carnet d’adresses, sont fort affairés à forger des éléments de langage qui permettent de justifier le maintien en sujétion des seconds, et de leur faire accepter le sort peu enviable qui les attend : la baisse inéluctable de la valeur de leur travail.

A grand coup d’équations, de paradoxes, de sophismes et de courbes à prétentions économétriques, et au besoin sur un ton légèrement menaçant et teinté de mépris, il s’agit de les persuader que ce qu’ils sont n’est rien, que ce qu’ils font ne vaut rien, et que ce qu’ils demandent est impossible à satisfaire.

Il s’agit pourtant de tout un pan de la société, celle qui permet au bateau de voguer, de briller, de se nourrir, de veiller au confort des passagers fortunés, bref il s’agit de toutes celles et ceux qui s’échinent, qui produisent, qui donnent vie à cette société humaine et qui sont pourtant considérés comme agités d’idées perverses, comme celle de gagner assez pour payer son loyer, manger à sa faim, éduquer correctement ses enfants, s’habiller proprement et pouvoir se rendre à son travail sans y passer la moitié de la journée et dépenser toute son énergie en déplacements sans se faire du mouron pour savoir de quoi demain sera fait. .

Cette caste des Intouchables existe en France, n’en déplaise aux thuriféraires de l’ordre nouveau qui vient recouvrir de peinture clinquante les taches de rouille et les cloques boursouflées de la peinture ancienne qu’on a laissée vieillir à dessein pour mieux la discréditer: Ce vieux monde qu’on a sciemment aidé à mourir

Il s’agit de tous les métiers qu’on n’a pu délocaliser comme le nettoyage, le bâtiment, le ramassage des ordures, la restauration rapide, les « services à la personne » nouveau nom de la domesticité et des soins aux personnes âgées, les paysans qui nourrissent tout le monde mais n’ont plus de quoi se nourrir eux mêmes, je ne parle pas des céréaliers et éleveurs industriels qui fréquentent plus les Brahmanes que les cul-terreux qu’ils prétendent représenter. Bref, tout ce qui fait penser à notre humaine condition qui nous rattache au monde matériel et trivial. Tous ces métiers pudiquement rebaptisés par nos Brahmanes pour leur donner un air de dignité qui ne coûte rien, pourvu qu’ils ne revendiquent pas d’augmentation de salaire, ces préoccupations triviales et ruineuses pour la bonne santé de leurs portefeuilles d’actions.

Technicienne de surface, hôtesse d’accueil, conseiller commercial, ambassadeur de marque… Que de noms ronflants pour des salaires de misère !

Mine de rien, cette idée que le travail est toujours trop cher payé fait son bonhomme de chemin dans les esprits et gagne même les couches de la population qui ont le plus à perdre dans ce jeu de dupes : Voilà ce que c’est, de vouloir se vendre à tout prix sur le marché aux esclaves, à force de baisser ses prétentions, on finit par se mettre en concurrence avec le travail gratuit, et c’est en effet le bénévolat qui monte en puissance, réponse suprême à cette question philosophique : est-ce que le travail mérite d’être payé ?

Ca dépend, le travail de qui, répond le Brahmane : S’il s’agit de MON travail, il n’a évidemment pas de prix, et c’est moi qui fixe le tarif puisque c’est moi qui définis les règles. Si c’est le travail du député, on ne peut se permettre de le mécontenter, puisque c’est lui qui donne les formes légales à ces règles, même et surtout si elles assoient et confortent l’injustice sociale. Si c’est le travail du préfet qui signe les arrêtés d’expulsion des migrants et des surendettés et qui veille au maintien de l’ordre injuste, son travail est hautement précieux et mérite tous les égards. Ainsi en est-il du travail de tous ces rouages utiles au maintien de l’ordre existant.

Maintenant s’agissant du travail de celles et ceux qui ne sont rien, pourquoi voulez-vous qu’on les paie si on peut les avoir pour rien ?

Et ne vous mettez pas en tête de vous syndiquer, vous vous feriez plus de mal que de bien, à part si vous optez pour un syndicat en communauté de pensée avec la caste des Brahmanes. Ca ne vous apportera rien de plus, mais on parlera de vous en bien dans les journaux, ce qui est un avantage non négligeable quand il faut garder le moral malgré la galère et l’âge qui vient.

Maintenant, reste le cas de la fameuse « classe moyenne », ce ludion qui flotte entre les Brahmanes et les Intouchables : les fonctionnaires d’exécution, les employés des grandes entreprises, enfin celles qui ont gardé leur activité chez nous et ne sont pas encore parties exploiter les Intouchables du Tiers-Monde, les agents de sécurité, cette activité hypertrophiée d’une société où la sécurité n’est plus assurée nulle part et qui doit multiplier les points de contrôle et les caméras de surveillance pour se donner l’illusion qu’elle vit en sûreté. Enfin, comme liberté de circulation et protection des données personnelles, on est servis.

Bref, les « privilégiés » par des statuts particuliers ou par une heureuse conjoncture du « marché du travail », numérotez vos abattis : Comme la société est en train d’évoluer vers plus de précarité et de baisse du coût du travail, grâce à la production continue d’éléments de langage des Brahmanes au service des accapareurs de la richesse que vous produisez, et comme vous ne faites pas partie de la caste supérieure, il ne vous reste qu’un seul avenir: Tomber dans la caste des Intouchables ! N’est-ce pas, les cheminots ?

A moins que vous ne preniez enfin conscience du monde dans lequel vous vivez et que vous en tiriez VRAIMENT les conséquences ?

Mai 2018 approche, ce qui ne rajeunit pas le baby boomer que je suis !

André BARNOIN dit « Dédé » (68 – Mulhouse)

Si vous souhaitez réagir à cet article, n’hésitez pas à laisser un commentaire (tout en bas de cette page). Vous pouvez aussi lancer un débat sur un sujet de votre choix sur le Forum de ce journal.

 

1 COMMENTAIRE

  1. 21 avril 2018 – Bonjour ‘Dédé’ !
    Brahmanes & intouchables en France ( … et pour tous ceux qui vivent à l’Ouest).
    Bravo et merci pour ce texte.
    C’est clair, simple et chacun comprend en lisant à tête reposée.
    Pas de cris, de gesticulations : simplement un constat ‘d’huissier’ (!!) concernant l’évolution des 50 dernières années.
    Il n’y a rien à ajouter.
    La colère, la frustration, l’amertume sont bien là, mais nous sommes polis et bien élevés.
    L’avenir ? Un gros mot ? Carottes et bâtons ? Pain et jeux ?
    Je suis intimement convaincu que nos brahmanes SAVENT que la terre et fichue. C’est pourquoi ils n’ont plus de frein (sauf contestations épisodiques, locales) : alors il s’agit pour eux de profiter un max. Le déluge viendra après. Sûrement.
    69 ans – retraité – Alsace.

Comments are closed.