Parfois on me demande : mais au fond qu’est-ce que ça veut dire concrètement être pauvre ?
Petite comparaison anecdotique sur un incident du quotidien survenu aujourd’hui à quelqu’un que finalement j’aime bien, ou en tout cas que je supporte, c’est à dire moi-même.

Les faits : ce matin j’ai chargé 6000 tracts électoraux dans ma voiture pour aller les déposer chez un routeur. Mais la voiture ne démarre pas, toutes les alertes s’allument, rien à faire.
Examinons la situation sous l’angle de la précarité ou de son absence.

Pauvre : La bonne nouvelle c’est que tu n’as sans doute pas pu te retrouver dans cette situation vu que tu as autre chose à faire pour survivre que de t’investir en politique. Et même si tu t’engages, personne n’aura l’idée de te choisir comme candidat (on a beau être de gauche, faut pas pousser quand même). Et même si tu es candidat par je ne sais quel bizarrerie de la démocratie, tu n’as pas eu les moyens de faire imprimer 6000 programmes. Peut-être même que tu n’as les moyens de te payer une voiture. Donc, la bonne nouvelle c’est que ça n’a pas pu t’arriver.

Pas pauvre : tu pousses une gueulante, bien sûr il fallait que ça arrive justement à ce moment là, et même si ta voiture n’est pas toute neuve, un diesel à 125 000 kilomètre, elle a encore le droit de rouler jusqu’à Paris donc on est loin de l’épave. Tu essayes de la démarrer dix fois, même si tu sais que ça ne sert à rien. Tu te dis que la vie c’est vraiment de la merde. Puis tu sors ton portable et appelle ton assurance.

Tu as beau avoir l’habitude des emmerdes …

Pauvre : Admettons que tu ais encore les moyens d’avoir une voiture (diesel, 250 000 kms au compteur, interdite pour Paris et la Grande couronne), comme elle est assez vieille et pas bourrée d’électronique, si tu es mécanicien, tu dois pouvoir la redémarrer à grands coups de clef à molette. En même temps comme t’es pas mécanicien, tu as le bon réflexe et tu ne détruits pas un peu plus ce qui te reste de voiture. Tu n’appelles pas ton assurance parce que tu as pris le contrat avec des garanties minimales et qu’à moins qu’un avion ne vienne s’écraser sur le toit de ta voiture ou que tu fasses sur l’autoroute la tranche de jambon entre deux poids lourds dans un drôle de sandwich, ça ne servirait à rien. Tu as beau avoir l’habitude des emmerdes, tu ne peux pas t’empêcher d’en avoir gros sur la patate.

Pas pauvre : en attendant le retour de l’assurance (tu as souscris à l’option 0 kilomètres, il n’y a plus qu’à attendre qu’un mec vienne avec un démarreur pour forcer la voiture à démarrer), tu appelles les gens avec qui tu avais rendez-vous pour réceptionner tes documents, tu leur expliques que tu vas être en retard, tu es désolé, mais tu précises avec cet humour qui fait ton élégance que tout ça n’est pas bien grave, même si quand même, ça aurait été trop beau que tout se passe normalement, ha, ha, ha, ha… Comme c’est toi qui paye, ils te trouvent eux aussi amusant et digne et te lâchent un « bon courage Monsieur Pouzol », sans doute sincère.

Pauvre : le problème de la panne, c’est que justement aujourd’hui et pour trois jours, tu avais décroché un petit boulot dans un centre commercial situé à une vingtaine kilomètres de là pour un inventaire. Chiant et mal payé, mais trois jours de boulots quand même. Et comme la notion de transversalité des transports en Ile-de-France reste un concept encore très vagues pour une majorité de nos responsables politiques parisiano-centrés, aucune solution de transport impliquant moins de deux heures de trajets et quatre changements pour arriver au boulot.
Autant dire, « c’est mort ». Tu prends quand même ton téléphone, la boule au ventre, pour appeler le numéro que t’as donné la boite d’intérim. La personne au bout du fil que tu ne connais pas, t’écoute à peine en soupirant, et quand tu lui expliques, en mentant un peu, que tu peux être là l’après-midi et les deux jours suivants, elle te réponds sèchement qu’elle se fout de ta vie comme de sa première chemise et que soit t’es là, soit tu peux rester chez toi à faire la sieste. Elle ne te dis pas « Bon courage » et te raccroche au nez.

Pas pauvre : tu as eu le temps de poster un mot sur facebook pour expliquer que tu te sens un peu seul avec tes 6000 tracts et déjà tes amis postent un petit smiley qui tient son cœur entre ses mains, celui que je préfère, et qui dit qu’on est tous ensemble et solidaire quoi qu’il arrive quand le dépanneur t’informe qu’il arrive. Si vite ? Tu as à peine eu le temps de finir ton café. A ce rythme là tu pourras peut-être livrer tes tracts avant le déjeuner… Petit smiley qui sert son coeur contre lui.

tu penses que ça serait mieux si tu étais mort

Pauvre : Tu en as « plein le cul », tu viens de perdre trois jours de boulot, cette putain de voiture ne démarre toujours pas. Si elle est vraiment morte ça va devenir l’enfer. Enfin encore plus l’enfer. Pour les courses pour le boulot, pour l’école des gosses, quand même à 3 kilomètres, comme tout le reste, minimum. Et pour les petits boulots en horaires décalés à l’autre bout de la région où les missions de merchandising qui t’obligent, coffre plein, à aller déposer tes pubs de magasins en magasins dans des centaines de villes franciliennes. Encore une fois tu penses que ça serait mieux si tu étais mort, vu que t’es bon à rien, alors que là c’est même pas ta faute, c’est juste une putain de batterie qui a rendu l’âme. Les minutes durent des heures, puis des années, puis des siècles sans la moindre lumière d’une solution.

Pas pauvre : nouveau problème, le dépanneur est venu avec un camion qui ne passe pas dans l’impasse. J’avais pourtant bien précisé… Je soupire en souriant, quand même, tout ces gens qui n’écoutent pas ce qu’on leur dit…
Bon vous êtes bien sûr que c’est la batterie ? qu’il me demande
Oh oui, elle a déjà fait ça la semaine dernière.
Une vrai réponse d’aventurier à qui on ne la fait pas, du genre qui n’a pas peur du danger et sait prendre des risques (en l’occurrence les risques les plus cons et les plus inutiles).
-Je vous la change, j’ai des batteries avec moi ?
Elles sont à combien ?
290 euros.
On va juste la redémarrer.
Pas pauvre, mais toujours un peu sur le bord, 300 euros quand même !
Il est sympa, on redémarre. Il ne me garantit pas qu’elle reparte si je m’arrête, et de toute façon il faut que je change la batterie.
Elle sera moins chère dans un centre auto, mais il y aura la main d’œuvre.
Merci.
Je lui parle bien entendu des 6000 tracts, sinon il se serait déplacé pour une banale panne de batterie dans une impasse. Ca le fait sourire. Je vois qu’il enregistre l’adresse pour une éventuelle autre visite.. J’ai bien la gueule de l’emploi.

Pauvre : un copain qui fait de la mécanique sauvage à ses heures perdues pour arrondir ses fins de mois finit par passer à la maison. Avec les câbles il connecte sa batterie à la tienne. Ca finit par démarrer. Bon l’opération finit de cramer quelques circuits électroniques, mais comme la clim et le chauffage ne fonctionnaient plus depuis longtemps, ça ne change pas grand chose. Demain il t’emmènera dans une casse pour essayer de trouver une batterie d’occasion sur une épave. Il a des plans du coté de Grigny où il a grandit après être arrivé de Madagascar.
Tu rappelles le type du supermarché, lui dis que la voiture a redémarré et que tu peux être là pour l’après-midi. « et qu’est-ce que vous voulez que ça me foutes ? Vous êtes qui déjà ? » qu’il te répond avant de te raccrocher au nez pour insulter une autre précaire.
C’est si long le vide.

Pas pauvre : J’arrive au lieu de livraison de mes tracts. Je laisse tourner le moteur au cas où. Tout le monde connait déjà l’histoire de la panne. On décharge dans la bonne humeur, ça fait plaisir au gars de l’entrepôt d’empiler les docs de campagne à coté du mec qui est sur la photo. On fait un peu d’humour, « on en manque » me dit-il, « surtout en politique » que je réponds et d’ajouter emporté par un élan populiste que j’essaye pourtant de réfréner autant que faire se peut : « Parce que je peux vous dire qu’en politique c’est pas les clowns qui manquent, c’est le talent comique ».
On se comprends bien tous les deux, on est du même bord, du même coté de la barrière, même si je suis forcément un peu plus suspect. Il m’accompagne au bureau pour que je signe le chèque de caution.

Pauvre : Tu as peur que la voiture soit morte, mais le lendemain elle redémarre. Arrivés à la casse, un type énorme sorti d’un film de Caro et Jeunet t’accueille, son Marcel est couvert de cambouis, une cigarette fichée au coin de ses lèvres, le crâne rasé, la tête plantée directement dans les épaules, la caricature absolue. Deux énormes chiens, gros comme des ours, tirent comme des mabouls sur leurs colliers à pointe en gueulant comme Mireille Mathieu dans une de ses crises. Quand tu regardes autour de moi tu as certitude que cette casse là n’est pas aux normes européennes et que les considérations environnementales ici ça tient autant de la réalité que les pouvoirs de Cap’tain América. Et comme le maître des lieux, carrément et absolument, tu n’en as rien à foutre.
N’empêche qu’il finit par trouver la batterie que tu cherches. Il te la propose à 100 euros. Tu baisses la tête, gêné, honteux et aussi un peu pour faire pitié, on ne sait jamais quand il n’y a plus rien à espérer. Ton pote malgache lui fait un signe de la tête. L’autre lui répond sans sourire. Tu te dis qu’il va t’envoyer la batterie à la gueule et lâcher ses chiens qui, bizarrement, se sont tus.
File moi 20 balles et je te la donne. C’est les deux billets qu’il te reste jusqu’à tu ne sais pas quand. Tu les lui donnes. Ton pote le remercie.
C’est bien parce que je l’aime bien ce bronzé là… Mais quand même, toi t’es blanc, t’es un gajo..
Tu ne comprends ni le raisonnement, ni ce qu’il y a à répondre. Ni si il y a quelque chose à répondre. Le mec rentre dans sa cahute, ton pote va farfouiller à droite à gauche pour d’autres trucs dont il a besoin, pour d’autres qui comme toi n’ont pas les moyens. Pour rien.

Pas pauvre : Au centre auto ils sont disponibles immédiatement.
Vous avez le stop and go ? La batterie coute 280 euros et la main d’œuvre 40.
Merde ça va faire un trou dans le budget, va falloir se serrer la ceinture sur autre chose, ça tombe mal, le mois où ma femme et ma fille partent au camping. Vas encore falloir discuter avec le banquier à propos du découvert. Et je les connais bien, les petits découverts qui ne demandent qu’à devenir gros. Lui aussi, surtout les miens.
Enfin, on verra ça plus tard. Le terminal carte bleue est clair : « payement accepté ». J’ai bien fait d’avoir acheté en plus ce porte téléphone.

Certains soirs tu arrives à donner le change.

Pauvre : La voiture a continué son aventure. Tu as dépensé tes 20 derniers euros du mois. Tu as perdu trois jours de boulots, pas dormi, secoué la terre entière pour trouver une solution. Il t’a fallu deux jours et une énergie que tu ne soupçonnais même pas, pour, petit bout par petit bout, construire un début de fragile solution qui tiendra, on verra bien… Tu as l’impression d’avoir couru un marathon à cloche pieds, comme tous les jours. Et c’est justement ce que tu as fait.
Ce soir tu essayeras de sourire à ta femme et aux enfants. Certains soirs tu arrives à donner le change. Demain on verra bien de quoi tout cela sera fait. Enfin demain, si le jour se lève. Pas sûr que ce soit ton premier choix.

Pas pauvre ? Finalement tout ça n’a pris que 2 heures de ma vie. Ça n’a pas changé grand chose à ma journée même si ça m’a couté 300 euros. Tiens j’aurais pu ne pas déplacer mes rendez-vous de l’après-midi pour le coup et retourner au bureau. Mais il fait si chaud en plus… Et puis, ça m’aura permis d’écrire ce petit texte.
Rien de bien sérieux ni d’important.
La vie au quotidien, banale et sans éclats, posée sur l’écume des jours, succession de petits moments qui nous portent parfois, mais plus souvent qui nous brisent en silence.«

Michel POUZOL – 10 juin 2022