Je n’ai jamais été noir.

Pour autant je ne suis pas né du bon coté de la barrière, ou peut-être plutôt si, du côté de ceux qui apprennent que la vie ne nous donne rien, qu’il faudra se battre pour le moindre respect. Mes parents et grands-parents étaient de tout petits paysans, et aussi des ouvriers. On disait parfois qu’ils étaient de véritables esclaves dans leurs usines, mais ils avaient quand même un salaire, on ne les obligeait pas, ils n’avaient pas été enlevés de leur terre, acheter comme un morceau d’en bois, déportés comme des marchandises, sans considération, pour nourrir une nation en construction et construire cette imagerie qui les faisait chanter sous les coups de bâton, du gospel dans les champs de coton.

Non, les miens n’étaient pas noirs.

Et quand ils quittaient à pied la terre de leurs ancêtres pour aller vendre du vin et du charbon dans la capitale, travaillant comme des bêtes de somme, sans repos ni espérance que leurs enfants, si leur force et leur travail étaient achetées par d’autres, il leur restait cette part de choix minuscule face aux tempêtes du déterminisme qui les avait conduit sur la route. Mes grand-parents eux non plus n’étaient pas noir. Et pourtant eux aussi étaient nés du mauvais coté de l’histoire.

ça puait l’exclusion par tous les pores de la société

Ceux qui venaient d’ailleurs dans les quartiers pour délaissés où j’ai grandi, venaient d’Espagne, du Portugal, du Maghreb, de la Yougoslavie… Ça ne se voyait pas beaucoup sur la peau, sauf pour les « arabes », mais ça puait l’exclusion par tous les pores de la société. Mais il n’y avait pas beaucoup de noirs parmi nous.
Aujourd’hui, on dirait que nous étions des « cassos », des cas sociaux. C’est pour nous qu’on construisait des tours et des barres d’immeubles parce que ceux qui étaient nés du bon coté de la barrière commençaient à comprendre qu’un ouvrier vivant dans une cabane travaillait moins bien à la gloire de l’industrie que si on lui donnait un logement décent. Quand nous sommes redevenus chômeurs, on s’en foutait un peu que nous vivions dans des appartements sympas et des quartiers apaisés.

Mais, malgré tout, je n’étais pas noir.

Bien sûr, très tôt, enfant, jouant au foot avec l’équipe portugaiso-espagnol contre le Maghreb, j’avais bien compris que la couleur de peau changeait tout. Peut-être pas chez nous, les « prolos » (en fait on n’était pas encore des « cassos », ça allait arriver), abreuvés de mythique ouvrière marxiste, mais aussi catho, les damnés de la terre que nous étions au delà des couleurs, écrasés du capital. Les noirs venaient souvent des DOM-TOM, ils étaient plus français que la plupart de mes copains de jeu venus de l’étranger.
Et il faut le dire, nous ne savions pas que nous n’étions pas noir.

J’avais compris par hasard ou par révolte que mes frères de misère et de combat, de l’autre coté de l’Atlantique étaient noirs. Ça ne nous différenciait pas, eux de nous. J’écoutais avec la passion de l’enfance les premiers reportages sur le pasteur Martin Luther King (une nuit, des dizaines d’années plus tard j’ai fait un rêve dans lequel j’étais un proche du pasteur et que dans un sous-sol bétonné j’hurlais contre Bobby Kennedy qu’il n’avait rien fait pour le protéger… Et les images de ce rêve sont encore plus présentes aujourd’hui que bien des moments de ma vie éveillée). Nous étions à la fin des années 70 et le début des années 80… Je me rappelle de ce livre là : « Dans la peau d’un noir » de John Howard Griffin. Lui non plus n’était pas noir. Mais il avait essayé… Bien sûr c’était aux États-Unis… Pas ici. Ici les noirs étaient français tant qu’ils restaient dans leurs Antilles.

J’avais dans ces jours là une correspondante qui vivait à Chicago. Dans chaque lettre je ne lui parlais que de ça, le problème des noirs aux États-Unis. A cette époque là, Malcom X et Martin Luther King avaient été assassinés depuis longtemps et cette correspondante avait fini, sans doute agacée, par m’expliquer que oui le sujet des noirs était important, mais que bon, elle vivait en banlieue et que les noirs vivaient plutôt en ville et que forcément elle n’en voyait pas souvent. Elle était très blonde et à l’évidence, elle non plus n’était pas noire.

Je suis resté du mauvais coté de la barrière. Un « cassos » pour sûr. Même pigiste, même intermittent du spectacle, jamais tout à fait du monde dans lequel il avançait. Les autres le voyaient à des détails : une façon de parler parfois, de s’énerver, de s’habiller, de penser que quand on parlait de « la mère calmait » on parlait d’une vieille amie chanteuse alors que cette amie journaliste au début de sa carrière et devenue aujourd’hui la chroniqueuse politique de la télévision publique parlait de l’air de «la mère calmée » de Madame Butterfly en faisant semblant de ne pas remarquer mon ignorance de classe…

Mais pour autant je n’étais pas noir.

« Cassos », « arabe », « noir », on l’est souvent à jamais. A l’intérieur et pour les autres qui nous regardent, nous accueillent parfois aux frontières de leur monde, mais toujours avec une certaine réserve, un regard qui vient d’un peu plus loin. Nous avions eu un soir d’apéro à Saint-Germain, à deux pas de l’Assemblée Nationale, avec Kader Arif, ex-secrétaire d’État, cette discussion là sous le regard un peu surpris par notre ton et nos mots crus de Richard Ferrand qui visiblement n’en a pas retenu grand chose. Les plafonds de verre se succèdent les uns aux autres. Et quand tu penses avoir traversé le plus difficile, tu découvres l’infranchissable.
Mais même, et surtout là, député, je n’étais pas noir.

le RMI ou la misère, une fois le costume enfilé, ça se voit moins.

Il y a aussi peu de députés noirs à l’Assemblée nationale qui ne sont pas issus des DOM-TOM qu’il y a de députés issus du RMI dans le corps de la représentation nationale. Mais le RMI ou la misère, une fois le costume enfilé, ça se voit moins.

Quand tu es né du mauvais coté de la barrière, tu as forcément grandi avec la peur de la police. Parce que ce sont eux que tu trouves en face de toi quand tu manifestes (et ils n’étaient pas plus tendres qu’aujourd’hui, même plutôt moins contrairement à ce que peuvent penser ceux qui ont découvert récemment les excitations et les violences des pavés que l’on bat avant de les lancer sur les boucliers et les casques de ceux qui ne voient que des noirs en face d’eux bien avant de porter un gilet jaune).

La police qui te contrôle, mais uniquement quand tu es avec tes copains arabes, qui te frappe sans retenue ni scrupule quand à 14 ans, au nom de ton droit à ne pas être d’accord tu bloques une rue, cette police qui ne se déplace pas quand tu les appelles dans la nuit parce que tu penses qu’à force de la frapper, ton père va tuer ta mère. Et j’en ai connu même que les pleurs d’enfant faisaient rires au téléphone… Et pourtant je n’étais quand même pas noir.

Et au delà de tout cela, des cartes pipées de mon jeu, de ces montagnes à déplacer sans cesse qui reviennent chaque matin ou presque barrer à nouveau le chemin, forçant à l’infini à notre joie de vivre, à notre imagination, à notre énergie, à nos espérances de n’être que les instruments de la malédiction de Sisyphe, quartier après quartier, génération après génération. Et pourtant malgré toutes les désespérances et les batailles vaines, malgré la chute renouvelée de la pierre poussée vers le sommet, j’ai pu parfois avoir eu honte de qui j’étais, mais je ne crois pas avoir eu peur de ce que cela signifiait, ni même de perdre la vie pour cette seule raison.
Mais bien entendu je n’étais pas noir.

La crise du coronavirus a fait de moi, pour la première fois, une personne à risque. Bien plus grave que tout : obèse, asthmatique depuis l’âge de 55 ans, vieillissant, marié à une femme diabétique, cardiaque, privée d’un rein. Un seul verdict en cas de Covid-19 : une orpheline de 17 ans et le passage étouffé dans une succession de cauchemars comateux pour le grand rien. Alors j’ai commencé à avoir peur. Peur de sortir de chez moi, peur d’avoir déjà attrapé la maladie, peur de ceux que je croisais, peur de ceux que j’avais croisé, peur en me levant, peur en me couchant, persuadé que je risquais ma vie sur un malentendu, moi qui n’ai jamais eu peur de la mort et qui au contraire l’ai souhaité si souvent et depuis si longtemps…
Et pourtant je n’étais toujours pas noir.

Mais j’ai compris un tout petit mieux pourquoi je ne comprendrai jamais tout à fait ce que cela signifie de si particulier encore aujourd’hui dans ce monde qui a moins avancé qu’on nous ne le faisait croire.

Oui l’expérience d’être noir dans une société qui reste prédatrice n’est pas une mince chose. Tout exclu du rêve social que j’ai pu l’être, je n’ai finalement jamais eu peur à l’entrée d’une boite de nuit, qu’on me refuse un appartement pour ma seule couleur de peau, qu’on me tutoie quand on aurait du me vouvoyer comme tout le monde, que diplôme en poche ma couleur soit encore un problème, que pour la police je sois par couleur un danger, un moyen dirait-on de se défouler.
Non je ne suis pas noir et je ne peux donc pas comprendre tout à fait ce que cela signifie du levé au couché, du début à la fin de l’histoire, des geôles de l’Afrique du Sud aux banlieues de l’Ile de France.

Bien sûr nous sommes frères du même coté de la barrière, bien sûr j’ai dû apprendre chaque jour de ma vie à survivre à cette incapacité de respirer, mais ce n’était pas du à un genoux de policier posé sur ma gorge. Bien sûr j’ai fait comme beaucoup de ceux nés du mauvais coté du rêve quelques bêtises, mais sans craindre d’y laisser ma peau. Ma peau blanche.
Je sais ce que c’est d’être exclu, de voir les barrières invisibles créer d’inextricables labyrinthes pour que s’y perdent nos ambitions à nous les petits et les sans grades, mais je ne connais pas les chausse-trappes et les pièges de la haine qui parsèment le chemin de ceux qui ont pour seule culpabilité de porter comme un étendard la couleur du « bois d’ébène »… Le combat continue, ici comme aux Etats-Unis.

Et je vais vous faire une confidence pour finir, grâce à mon ami Steevy Gustav qui sera le prochain maire blanc de Bretigny sur Orge et toutes celles et tout ceux de mes amis de Bondy que j’aime tant, je crois bien qu’après tout ce temps, je vais enfin devenir noir.
Et qu’ensemble nous allons changer le monde et que plus jamais nous n’aurons à ployer le genoux d’où que nous venions…

Cette nuit, j’ai fait un rêve …

Michel POUZOL

Michel POUZOL prend la parole lors de la toute première manifestation organisée par l’Archipel des Sans-Voix en novembre 2016 pour donner la parole publique à ceux qui l’ont trop peu.