
Dans le cadre de l‘Assemblée Populaire contre les Injustices qui s’est tenue pour sa première édition le samedi 14 juin 2025, notre ambassadeur en région Auvergne Rhône Alpes, Pierre Louis Serero a participé à la Scène Ouverte.
Il a rejoint, pour une prise de parole à deux voix, l’initiative de Stéphanie Fernandez Recatala, présidente de l’association Indicible de Marseille qui porte la création du Syndicat des Biiffins, autour d’un texte intitulé: Le langage comme marqueur social.

Il n’est plus à démontrer que le langage est un marqueur social fort. Il est une reconnaissance d’appartenance à un groupe. Quelque soit son origine sociale, le langage est souvent un enfermement, un empêchement à aller vers l’Autre. Cet Autre qui reste fantasmé, puisque inaccessible. La liberté ne s’acquiert pas si facilement et le langage est une des clefs de l’émancipation. Accéder à cette clef est, de toute évidence, un travail personnel, mais pas seulement. Le langage, son apprentissage, son appropriation, la capacité à le maîtriser selon les circonstances, la facilité d’adaptation à un milieu, s’acquiert aussi, et surtout, par les rencontres physiques, artistiques, sociales et politiques qui jalonnent nos vies.
Des associations, des artistes travaillent avec les populations à la légitimité de chacun à prendre la parole et à porter ses mots. C’est le cas de Échelle Inconnue qui a travaillé, entre autres, pendant 7 ans avec des sans-abri et les a accompagnés dans cette démarche de visibilisation, d’auto-représentation et de légitimité à prendre la parole quelques soient les circonstances. Quelques exemples sont à importants pour démontrer que la pratique dépasse la théorie. Le groupe d’architectes et plasticiens, Échelle Inconnue, est invité au Festival de la Ville en 2000 qui se tenait alors à Créteil. Le groupe présente le travail mené avec des sans-abri rouennais sur la question du territoire. Claude Bartolone, alors Ministre délégué à la Ville visite le hall d’exposition, serre quelques mains poliment. Robert, dit Robinson, un sans-abri qui accompagne Échelle Inconnue « alpague » le Ministre et lui raconte ses conditions de vie après 20 ans de rue. Les gardes du corps essayent bien de l’éloigner, mais Robinson, sans agressivité, n’y prête pas attention. Il veut rendre compte d’un réel bien éloigné des salons politiques. Il veut être entendu. Il parle pendant près de 20 minutes à Claude Bartolone, allant jusqu’à lui montrer son album de famille. Il se sait légitime. Il porte sa parole, mais aussi celles de ses camarades de rue.
Selon Bourdieu, le langage n’est pas seulement un instrument de communication, mais aussi une manifestation symbolique de pouvoir. C’est bien là la question. Le pouvoir. Non pas celui du langage, mais celui que permet, ou non, le langage. Comment chacun reprend le pouvoir de dire, de se dire, grâce au langage. Comment chacun apprivoise ce pouvoir qui lui est dû. Comment chacun s’empare, explore, s’approprie cet espace social et politique qu’est le langage ? Il est donc essentiel de redéfinir, selon nos propres codes, nos propres pratiques, que sont le langage, la communication et le pouvoir. Mais aussi de quelles manières nous voulons en disposer, comment et pourquoi nous voulons les utiliser.
Armand Gatti, un des plus grand dramaturge français, créait non pas des pièces de théâtre, mais des « expériences » avec ceux qu’ils appelait ses « loulous ». Personnes au RSA, anciens détenus, personnes en situation d’addiction, personnes mises en situation de précarité (parce que la précarité n’est pas une décision), et autres personnes souvent absents de la carte. Pour Gatti, il est essentiel que chacun soit rémunéré pour le travail réalisé avec lui. Ses pièces n’étaient jamais écrites à l’avance. Il arrivait dans une ville, avec un sujet. La pièce s’écrivait en fonction des personnes qui étaient en face de lui, des participants à l’expérience. Lors de la première plénière qui expliquait le fonctionnement et le déroulé du projet, Armand Gatti lançait toujours cette phrase emblématique : Voulez-vous être le verbe avec moi ! ». Littéralement, dans la Bible, le Verbe et Dieu sont le même mot. Gatti proposait donc à tous ceux qui l’avaient rejoints après avoir été rejetés de reprendre un pouvoir suprême. Les expériences de Gatti étaient intenses. Le travail était à temps plein. Ses expériences fonctionnaient comme une immense université populaire. Une boîte à outils géante où chacun pouvait se servir pour se (re)construire. Gatti était, est toujours, étudié par les universitaires, les théoriciens du théâtre. Pourtant, les seuls qui sont capables de parler réellement du travail, de la transformation, de la complexité des mot et du langage, de cette révolution qui s’est opérée en eux, ce sont les participants : apprentis comédiens, décorateurs, sérigraphistes et autres. Ceux qui sont arrivés muets, écrasés, sont presque tous ressortis droits, fiers de qui ils étaient, enfin avec l’idée qu’ils avaient le droit de rêver à une autre vie et la force de le faire.
Le langage est un marqueur social parce qu’il détermine notre capacité au pouvoir. Il est, cependant, essentiel de ne pas oublier sa fonction première : la communication. La communication, le langage, le pouvoir sont des termes qui nous ont été confisqués, souvent dévoyés de leur fonction initiale. Ensemble est le terme qui s’impose pour construire un langage commun. Un langage commun ne signifie pas un « lissage » du mot, du verbe. Il implique la capacité à fabriquer un langage qui s’adresse à tous, quelque soit son origine ou statut social, son origine ethnique. Il implique une transmission des codes sociaux qui permettent au plus grand nombre de se faire comprendre, d’être entendus, d’être considérés, de se sentir enfin légitime. C’est la fabrication d’un langage partagé.
Nos familles, l’école, le milieu professionnel, le groupe social auquel nous nous identifions, l’institution, nous enferment souvent dans un déterminisme du langage. C’est la première lutte à mener. Non pas qu’il faille renier qui nous sommes, d’où nous venons. Non, ce qu’il faut c’est construire, apprendre le langage commun qui peut nous ouvrir toutes les portes, tous les possibles.
Apprendre ce langage commun, c’est tout d’abord admettre, comprendre, que l’on est légitime à dire, à se dire. Que l’on a le droit de porter sa parole, la parole des nôtres, celle des opprimés. Il faut apprendre que l’on est légitime à se représenter face à qui que ce soit.
Puisque le langage est un marqueur social, il faut s’en emparer pour sortir du carcan enfermant qui nous est imposé et que, parfois, nous nous imposons nous-même. C’est ce langage multiple : institutionnel, administratif, militant, familial, culturel qui doit devenir notre pour enfin être visible dans une société qui nous invisibilise. Il est le point de départ de toute lutte. L’outil indispensable pour faire entendre qui nous sommes, ce que nous vivons, ce que nous réclamons.
Nous sommes ici, ce 14 juin 2025, à Grenoble, dans le cadre d’une démarche qui s’appelle Capacitation, nous sommes capables de faire, nous sommes capables de dire.
Mais nous brisons le mur du silence, du non-dit.
Ensemble, réapproprions-nous ces mots qui nous ont été confisqués, racontons nos actions de libération.
Apprenons ensemble à trouver, à retrouver les mots pour le dire.
Alors, aujourd’hui et demain, nous vivrons libres.

Cet évènement était co-organisé par la Fondation pour le Logement des Défavorisés et 36 groupes de France et de Belgique.
Il a pu compter sur la compétence et l’engagement de deux associations : Periferia et VoxPublic
Il a vocation à se répéter chaque année dans une ville différente.

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