Intervention de Didier Minot, président du collectif « Changer de cap » devant la commission permanente de la commission des affaires sociales et santé du CESE, simultanément avec Carole Saleres (APF-France Handicap), Daniel Verger (Secours catholique), Marion Ducasse (Aequitaz) et Henri Simorre (d‘ATD Quart Monde)
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) va adresser un avis au gouvernement sur l’accès aux droits sociaux et l’effectivité de ces droits. La note de cadrage dit : « L’affirmation de l’existence de droits ne suffit pas : elle est inutile, voire dangereuse si leur application effective n’est pas assurée. Or, malgré des textes internationaux et européens, des avancées législatives, l’accès aux droits sociaux est loin d’être effectif. Les personnes en situation de pauvreté et de vulnérabilité sont celles qui parviennent le plus difficilement à faire valoir leurs droits. Cette ineffectivité renforce les exclusions et a des conséquences pour toute la société. Elle est en contradiction avec l’idée fondatrice selon laquelle la protection sociale est un droit pour toutes et tous. ».
Quelles sont les difficultés auxquelles se heurtent les personnes pour accéder à leurs droits sociaux ?
La question posée est celle de savoir pourquoi les personnes ont des difficultés pour accéder à leurs droits sociaux. Le collectif Changer de cap travaille depuis deux ans sur les prestations sociales distribuées par les CAF, après avoir été alerté par certains de ses membres.
Nous avons reçu des centaines de témoignages. En les analysant, nous avons découvert de nombreuses pratiques illégales ou discriminatoires, contraires à la Constitution et au droit national et européen. Plusieurs témoins nous ont dit qu’auparavant, avant la dématérialisation, l’accès aux droits n’était pas un problème majeur car la gestion était décentralisée et le dialogue au guichet au rendez-vous permettait d’aplanir bien des problèmes.
Les progrès foudroyant du numérique ont permis une hypercentralisation et ont créé une barrière étanche entre les allocataires et les agents. Ils ont permis de multiplier les contrôles discriminatoires ciblés sur les plus fragiles, et se sont traduits, comme dans d’autres services publics, par une diminution des effectifs d’agents et par une déshumanisation des relations. Il ne s’agit pas d’une nécessité budgétaire mais d’une volonté politique d’aller vers l’État 100 % numérique, car le recrutement de 3000 agents supplémentaires ne coûterait que 150 millions d’euros, alors que les CAF dégagent un excédent de plus d’un milliard d’euros chaque année.
Les CAF sont devenues les vecteurs d’une maltraitance institutionnelle qui touche en premier lieu les personnes les plus vulnérables, qu’il s’agisse de femmes seules avec enfants, des plus pauvres, de ceux qui sont en situation de handicap ou situation professionnelle instable.
Les composantes de la maltraitance institutionnelle
Nous avons recensé 10 composantes de cette maltraitance. Beaucoup sont en contradiction avec la loi ou avec les règles que la CAF ou sa tutelle ont elles-mêmes définies. Je me contenterai de citer ces 10 composantes afin de laisser du temps au débat :
- des décisions, des contrôles et des suspensions automatiques de droits, sans explications ou même sans notification,
- des contrôles ciblés sur les plus fragiles, intrusifs pour les contrôles sur place, ciblés sur la récupération d’indus, chaque Caisse ayant des objectifs à atteindre (politique du chiffre),
- non respect du contradictoire en cas de désaccord, la poursuite des suspensions en cas de recours,
- le non-respect du reste à vivre,
- l’absence d’interlocuteurs physiques, la déshumanisation des relations, le silence face aux demandes, des délais de réponse de parfois plusieurs mois,
- de nombreuses erreurs de la CAF, représentant 30% des indus, imputées aux allocataires par les procédures automatisées,
- des règles d’application gardées secrètes, rendant impossible une défense cohérente,
- une réglementation inextricable que même les agents ne maîtrisent plus, dont plus personne ne connaît plus exactement la transcription dans les programmes informatiques.
- une confusion volontaire entre l’erreur et la fraude,
- la quasi impossibilité d’obtenir justice, du fait de l’absence d’avocats spécialisés en contentieux social, de l’insolvabilité des requérants, de l’inégalité des armes devant le tribunal (face à des contrôleurs assermentés) et de la surcharge des tribunaux judiciaires.
Nous tenons à votre disposition un rapport d’une cinquantaine de pages « Maltraitance institutionnelles, illégalités, vies brisées » , et une présentation de ces 10 composantes en 3 pages, selon le degré de précisions que vous souhaitez.
Pour la plupart des allocataires en désaccord avec la CAF, l’idée même de faire valoir ses droits en justice est illusoire. D’abord pour des raisons pécuniaires, ensuite pour des raisons de complexité du délai, enfin parce que ces procédures longues et aléatoires s’ajoutent à de multiples difficultés de survie, de logement, d’instabilité des revenus, etc. En outre, se révolter contre la CAF expose à attirer sur soi l’attention et à prendre le risque de mesures de rétorsion.
On est dans un climat de soumission à la peur, de fatalité face à l’incohérence d’un système suspicieux, répressif , où les personnes qui ne comprennent pas et font des erreurs sont accusées de fraude. Est-ce conforme aux principes fondateurs de la protection sociale ? Et que font les partenaires sociaux et les associations familiales qui siègent dans les CA des CAF ?
Les témoignages reçus nous alertent sur les conséquences affectives, mentales et psychiques de cette maltraitance institutionnelle, massive et non reconnue. De nombreuses familles sont laissées dans un dénuement total pendant plusieurs mois. Les personnes qui basculent dans la grande pauvreté sont très fréquemment atteintes dans leur estime de soi et parfois psychiquement. Même les personnes équilibrées et bien dans leur peau sont durablement marquées par le traitement qu’elles subissent. Les conséquences sur les enfants sont également importantes. Ce problème n’est pas seulement juridique et social mais aussi éthique.
Ce sont ces pratiques et ce climat qui alimentent le non-recours aux droits.
Certains préfèrent renoncer aux prestations que subir des situations parfois kafkaïennes. Tout indique qu’elles se poursuivront avec la solidarité à la source, si on ne change pas d’état d’esprit. De nombreux témoignages montrent combien le climat, autrefois empreint d’humanité et d’un engagement des CAF au service de la solidarité, est aujourd’hui alimenté par la traque des indus et la stigmatisation des plus fragiles. Les témoignages d’agents montrent aussi combien ces orientations se traduisent par une souffrance au travail, une perte de sens et de nombreux départs.
Une politique délibérée
Nous avons alerté et rencontré le directeur général de la CNAF, des députés de plusieurs groupes, le cabinet de le ministre des solidarités. Tous nous ont félicités pour la qualité de nos analyses et ont annoncé une concertation. Une lettre commune, signée par 60 organisations, a été envoyée au Premier ministre au mois de mars dernier. Mais rien n’a bougé, bien au contraire, malgré nos alertes. Le Premier ministre nous répond négativement 3 mois après et nous renvoie vers Mme Vautrin, dont chacun sait la charge de travail. Seules les alertes médiatiques ont obligé le gouvernement à réagir, mais c’est pour réaffirmer que nos témoignages sont des cas isolés et que tout va très bien, tout va très bien…
Nous pensons aujourd’hui que cette situation fait partie d’une politique délibérée. Le non-recours représente 16 milliards d’euros pour les quatre prestations dites minima sociaux. Il est intégré aux prévisions budgétaires. Quand le conseil d’administration de la CNAF a présenté il y a quelques années des mesures de simplification réglementaire, le Budget s’y est opposé en disant que cela allait augmenter le nombre d’ayants droits, il s’agissait donc d’une mesure nouvelle qu’il fallait « gager ». Le Monde du 27 mai critique vivement dans son édito la rhétorique du gouvernement qui essaie de convaincre que « pour préserver notre modèle social il est indispensable de s’attaquer à sa générosité ». Comme si le respect de la Constitution était une affaire de philanthropie.
Dans cette volonté de recul de la solidarité par tous les moyens, le durcissement des contrôles, l’absence d’interlocuteurs physiques, la complexité des réglementations, les obstacles à obtenir justice deviennent des armes budgétaires permettant au gouvernement d’atteindre ses objectifs quoi qu’il en coûte par ailleurs. Cela va de pair avec un double discours, des mesures écran, la multiplication des expériences pilotes et des concertations, quitte à lâcher du lest sur des points d’application sans rien lâcher sur l’essentiel à savoir une restriction progressive des droits, en multipliant les règles de conditionnalité des aides. L’accès de tous à leurs droits nécessite avant tout le retour à une politique de solidarité, en cessant de vouloir trier les bons pauvres et mauvais pauvres, et un changement d’état d’esprit
Didier MINOT, Président du collectif « Changer de Cap »
Téléchargez ICI le document détaillé « Annexe : les composantes de la maltraitance »
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