Depuis que j’ai balancé mon premier message sur les réseaux sociaux et dans quelques sites dédiés, comme celui du Conseil Départemental du Haut-Rhin, cinq jours, ou plutôt cinq nuits se sont écoulées.

J’ai eu quelques retours, celles et ceux qui ont réagi se reconnaîtront. J’ai eu aussi quelques signes d’impatience, les pas-ou-mal-logés n’ont manifestement pas le même sens du timing que lez-alabris. Quelle idée aussi de leur donner de faux espoirs, de leur faire entrevoir le bout du tunnel et de le masquer aussitôt par un rideau de fumée !

Je sais, de quoi je me mêle, moi retraité de 74 ans même pas sponsorisé, à rêver d’une ville où personne ne serait contraint de dormir à la rue ! Vous me direz, il y a le 115, la loterie du SDF, un coup tu dors dehors, demain tu dors au se c… Il y a les maraudes, les soupes populaires, le recyclage des produits périmés, les quêtes dans la rue et sur inter net … Tout une industrie, tout un bizness où se mélangent joyeusement celles et ceux qui sont payés et ceux qui font gratos, le bénévolat ça s’appelle, surtout si tu touches le RSA et que tu veux continuer à le toucher …

Il y a les ceusses qui finissent à cinq heures et reprennent à 9 heures, qui sont protégé(e)s par une convention collective, et qui peuvent recourir aux prud’hommes pour se faire respecter, mais pour combien de temps encore ? Il y a celles et ceux qui font les nuits à se les cailler dans les fourgons de bienfaisance et de charité … Il y a aussi toutes les structures d’accueil, toutes les arrière-cours, tous les dormoirs où il faut laisser son intimité et son chien et son amour-propre à la porte, ou alors ces immeubles abandonnés où l’on se glisse comme entre le mur et le papier-peint pour ne pas se faire repérer …

on ne peut plus se payer le luxe de payer les gens pour travailler

Et puis il y a les gilets bleus à la sécu, à Pôle emploi et à la CAF, il y a les gilets rouges dans les gares, là où les importants de première classe croisent vaguement les qui ne sont rien de seconde et les colis abandonnés et pas réclamés qui n’ont pas de classe du tout…Vous remarquerez que tous ces gilets sont jeunes et mal payés, que voulez-vous c’est l’époque, on ne peut plus se payer le luxe de payer les gens pour travailler, le travail coûte si cher de nos jours, les charges, tout ça, la compétitivité, Ghosn et Lagardère à récompenser avec des su-sucres en platine plaqués or, et qui ne rigolent pas avec la qualité, eux, croyez-moi, c’est un secrétaire de préfecture qui me l’a dit …

Si l’on excepte les gilets jaunes, à qui personne n’a rien demandé, et qui le disent quand même… Et qui ont bien raison, même si quelquefois ils disent des conneries comme tout le monde, mais qui n’en dit pas ? Même Jupiter se laisse quelquefois aller à en dire, mais lui c’est différent, c’est un banquier, pas un humoriste, alors il n’a pas l’habitude … Et puis, lui aussi est jeune, mais pas payé comme un gilet bleu, vous avez remarqué …

Il y a aussi les voitures, celles qui roulent et celles qui ne roulent pas, ou plus, ou qui ne rouleront bientôt plus pour cause de panne sèche ou d’échouage au contrôle technique, mais qui servent de domicile entre deux journées de travail… J’en ai appris des choses en une semaine, je le savais bien sûr, mais je ne les avais jamais vus en face, je n’avais jamais eu en pleine face la vérité de ces existences si semblables à la nôtre, et si déformées par la privation d’un chez soi, d’un endroit sûr où se détendre et lécher ses plaies…

Je sais que les professionnels aussi les voient, les rencontrent, les écoutent, les jaugent, les jugent et en ont soupé parfois, mais la différence, voyez-vous, c’est que vous les surplombez, et que moi je suis au même niveau qu’eux et on se les prend en plein dans le plexus … Et puis moi je ne suis pas payé pour les supporter, je suis bénévole, alors il y en a qui finissent par me confondre avec l’Abbé Pierre …

Non, je ne parle pas de Calcutta ou de Manille … Je parle de Mulhouse toujours si propret sur les affiches et les videos … La misère, ça fait pas vendre coco, et puis tu verrais une mer de cartons entre les îlots des chalets du Marché de Noël, au pied de la grande roue ? Tu vois la photo pour les agences de pub ? Vous voulez que je vous fasse un dessin ? Je sais c’est toujours le même, mais ce n’est pas parce que c’est moi qui l’ait fait, mais je trouve qu’on devrait le regarder à chaque fois que Jupiter ouvre la bouche pour nous rappeler qu’il n’y a pas d’argent et qu’il n’est pas le Père Noël…Quand on y pense, je suis étonné qu’il n’y ait pas plus de gilets jaunes aux carrefours … Ce dessin, comme bien d’autres de mon cru, se bonifie en vieillissant … Que voulez-vous, ce n’est pas de ma faute, si ma fiction rejoint votre réalité !

Alors, c’est quoi le problème ? Dans quelques jours, l’hiver étant officiellement accueilli solennellement, on coupera le ruban rouge des places de stationnement d’urgence de mise à l’abri, et le nombre de malchanceux va brusquement baisser pendant la nuit, avant que tout le monde se retrouve sur le pavé au petit matin, car c’est bien connu que l’être humain n’a besoin d’un chez soi que pour dormir et ne pas mourir de froid …

Ce n’est pas que je ne salue pas l’effort, mais voyez-vous, toute cette énergie, tout ce pognon de dingue que vous mettez à ouvrir et fermer des places d’hébergement qui se dégradent une fois inoccupées, et qu’il faut retaper à l’hiver suivant, tous ces hôtels pas d’étoile que vous sponsorisez en pure perte, tout ce fric serait mieux employé à rénover des logements pour les mettre aux normes d’isolation, et les immeubles vides ne manquent pas à Mulhouse : ça ferait du boulot pour les futurs locataires qui en plus apprendraient un métier en aménageant leur logement, et dépenseraient moins en chauffage … Paraît qu’on peut même en acheter un pour un euro, et qu’on pourrait soyons fous, mettre une poignée de SDF dedans ..

Mais je suis sûr que vous y avez pensé, mais où trouver l’argent pour amorcer la pompe, ce sacré argent qui manque tant aux pauvres et qui engorge tant les coffres des riches (mais les économistes, ces nouveaux oracles infaillibles, vous expliqueront que ça n’a rien à voir, qu’il y a toujours eu des pauvres et des riches, vous savez ceux qui trouvent qu’ils paient trop d’impôts, même quand ils n’en paient pas, des fois qu’ils risqueraient de leur manquer de quoi acheter une baguette de pain… et que ce n’est pas l’invention de l’avion, de l’ordinateur et du bitcoin qui va y changer quelque chose …) On se demande alors à quoi sert le progrès si c’est pour jeter toujours plus de gens à la rue, mais je ne suis pas économiste, et je ne crois pas trop que la « baisse du coût du travail » va miraculeusement créer des emplois … D’ailleurs si ça marchait, ils commenceraient par baisser le coût de leur propre travail, mais je crois que dans ce domaine, ils sont croyants, mais pas pratiquants).

aucune considération économique, sociale, morale, philosophique, politique, juridique, ne peut justifier une telle barbarie

Et pourtant si on y réfléchit deux minutes, aucune considération économique, sociale, morale, philosophique, politique, juridique, ne peut justifier une telle barbarie, car c’en est une. Laisser des gens endurer le froid, la faim, l’insécurité, le mépris et l’indifférence des repus que nous sommes encore, mais pour combien de temps ? Laisser des femmes à la merci de la violence diffuse qui rôde, laisser des enfants grandir en ayant sous les yeux le spectacle de leurs parents humiliés, bafoués, moqués, ignorés, enjambés comme des valises oubliées sur un quai de gare … Même les valises ne sont pas abandonnées 5 minutes à l’attention et à la vigilance de la société ! Attentifs ensemble, qu’ils disent, attentifs, car c’est dangereux les valises abandonnées, ça peut vous péter à la gueule d’une minute à l’autre …

Ah, il va falloir en construire des prisons, en embaucher des vigiles, en poser, des caméras, des grilles de digicodes, des clous sur les bancs pour qu’on ne puisse plus ni s’asseoir ni s’allonger, ça ne coûte rien tout ça, et puis au moins ça crée des emplois, c’est un secteur en pleine expansion, à défaut de servir à améliorer quelque chose, par exemple pour mettre à l’abri ceux qui dorment dans la rue …

Dans cette organisation sociale-là, nous ne sommes qu’une bouchée de protéines dans la chaîne alimentaire. Certain(e)s d’entre nous ont des galons, d’autres des révolvers, d’autres des avocats, d’autres des gardes du corps, mais tous, toutes, ne sommes à l’abri de rien : les prédateurs rôdent, à l’affut d’une défaillance, d’un coup fourré, d’une péccadille qui va nous faire basculer dans la gueule d’un plus gros, d’un plus malin, d’un plus vicieux, d’une plus patiente, d’un plus bureaucrate… La compétition, ça s’appelle … Que le plus fort, que le plus rapide que le plus glouton gagne, les autres n’ont qu’à crever … Et ils crèvent en effet, sur les trottoirs …

Ca s’appelle la civilisation … Ca s’offusque d’un mot de travers, d’un sifflement grivois, d’une main aux fesses dans le métro, d’un mégot par terre, mais ça tolère très bien le stationnement prolongé d’hommes, de femmes, d’enfants, sur des cartons dans tous les recoins de la Planète., et de Mulhouse en particulier, j’en parle parce que j’y vis, et que je n’ai pas les yeux dans ma poche … Contrairement à beaucoup, je n’ai pas mis d’oeillères pour ne pas être incommodé dans les espaces publics, je sais, c’est plus cool et tant que ça ne m’arrive pas à moi, ça n’arrive à personne …

Alors, me direz-vous, que faire monsieur le donneur de leçons, ici, maintenant à Mulhouse, pour que dès ce soir, plus personne ne dorme dans la rue ?

Moi ? Rien, Je suis bénévole, dans cette société où tout se monnaie, même la plus petite causerie à Dubaï ou à Pékin, du moment qu’on a été un temps président de quelque chose, pourquoi voudriez-vous que je me torture les méninges pour penser à la place de celles et ceux qui sont payé(e)s pour ça ?

N’y a-t-il pas des journées, des colloques, des rencontres des séminaires, des réunions, des commissions, des assises, des réfléchissoirs, n’y a-t-il pas des bureaux d’étude, des lieux où s’élabore une vision globale de la gueule de cette société qui se prétend civilisée et qui ne s’occupe que de venir en aide à ceux qui ont déjà tout et écraser de son talon de fer ceux qui prétendent vivre la vie de tout le monde, mais à qui on refuse les moyens de le faire ? Nous sommes tellemet endettés, n’est-ce pas, on ne peut pas se payer le luxe d’une ville sans SDF, déjà qu’on a tellement de mal à les cacher et ça, ça nous coûte un bras !

On se met tous ensemble autour d’une table

Allez, puisque vous y tenez, je vais vous faire une suggestion, mais attention, prenez-la pour ce qu’elle est, celle d’un malotru à la retraite et qui n’a qu’un cerveau de seconde bourre, avachi par les bons sentiments … On se met tous ensemble autour d’une table : le conseil départemental, les services sociaux X, Y, mairie agglo, préfecture, CAF, Pôle Emploi, la Direccte, le cadastre, que sais-je, ce ne sont ni les guichets ni les services qui manquent dans cette civilisation de la simplicité administrative … Et puis les associations qui prolifèrent dans le secteur, car la clientèle ne manque pas quoiqu’on ne la voie pas beaucoup…Pas encore, mais patience :ce n’est pas parce qu’elle fait des boursouflures sous le tapis, que la poussière n’existe pas … Et puis les élu(e)s, celles et ceux qui sont payés(e)s pour veiller aux intérêts de tous, pas seulement ceux de leur supposée clientèle … et puis les intéressés, qui ont peut-être aussi leur mot à dire sur ce qu’ils vivent et sur ce qu’ils souhaitent … Mais dans leur position peuvent-ils se permettre d’avoir des souhaits ?

Mais attention : cette fois-ci, on ne se réunit pas pour taper la belote et repartir chacun dans son coin, avec de belles images dans le journal et une liste longue comme le bras de choses qu’on fera … ou pas ! On oublie les ronds de jambe bureaucratiques, les cloisons virtuelles et les blocages pathologiques, et on se penche sur des problèmes concrets, qui sont ceux des gens sans abri, et on voit comment, dans un océan de logements vides, de bâtiments qui pourrissent lentement sous prétexte de je ne sais quelle obscure raison administrativo-juridiquo-budgétaire, on ne saurait y toucher telle une vache sacrée tabou pas touche !…

Pas demain, pas après-demain : aujourd’hui !

Sinon ? Sinon, eh bien, la société explosera, tout simplement, et vous serez bien avancé(e)s avec vos problèmes de compétititititi…tititatativité et de réchauffement climatique , et il en faudra des vigiles, des robocops et des canons à eau, et pourquoi pas avec des vrais obus, ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique finit toujours par arriver chez nous, ne l’oubliez jamais ! pour contenir ce tsunami, et ça vous coûtera infiniment plus cher que le financement d’une vraie politique du logement !

Voilà ; Les organisateurs de colloques ont l’habitude, ça devrait pouvoir se faire très vite.

LES ASSISES DU LOGEMENT A MULHOUSE que ça s’appellerait, et pour une fois au sortir de l’hiver il n’y aurait plus de SDF, avec papiers ou pas, mineurs ou pas, ne toussez pas monsieur le préfet, on parle d’êtres humains, pas de formulaires administratifs et de circulaires à ne pas laisser entre toutes les mains … et ça aurait une autre gueule en terme d’image de marque pour une ville soucieuse de sa réputation, comme toutes les villes d’ailleurs … D’ailleurs, personne ne les empêche de concourir pour le titre de « première ville de France sans SDF » …

Voilà, pour le coup une compétition qui aurait un sens, et après on pourrait s’attaquer aux choses sérieuses, comme la lutte contre la pauvreté, la souffrance au travail, l’exploitation des femmes (surtout elles) vouées aux soins des malades, des vieux et des richards qui ne veulent même pas payer correctement leurs domestiques si on ne les aide pas un peu, les emplois sous-payés, le partage des richesses par le revenu universel et la lutte contre le réchauffement climatique … On entrerait enfin dans le XXI ème siècle, quoi !

Passez une bonne journée !

André BARNOIN dit Dédé, de Mulhouse (68)  abarnoin@gmail.com   06 30 80 32 19

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