Depuis les premières manifestations des Gilets Jaunes (17/11/2018), le système politico-médiatique a relancé le débat sur les incivilités citoyennes. Comme d’habitude, il relaye au second plan les revendications légitimes des manifestants par une sur-représentation de la fougue de quelques-uns, devenant la seule dimension à analyser du mouvement. On inverse donc les rapports de causes et de conséquences. Ainsi, l’excès d’intensité d’une minorité devient la cause à analyser alors qu’elle n’est que la conséquence d’un système de répression. Cependant entendons nous bien ici pour le reste du billet, il n’y aura pas de justification de la violence pratiquée contre autrui, qu’il soit élu, policier ou manifestant, ou contre les biens publics ou privés. L’idée ne sera pas non plus de mettre toutes les violences sur un même niveau. En revanche, il est indispensable de revenir sur des points essentiels de ce thème : la violence. Pour la requestionner, notamment dans son traitement symbolique et passionnel institué par et dans le système politico-médiatique, s’inscrivant ainsi dans la conscience populaire. Tantôt stigmatisée, tantôt innocentée, elle est toujours un sujet sensible pour toute une société.

Violence innocentée, injustifiée et hiérarchisée

    1.  La violence innocentée de l’architecture capitaliste

La classe dominante a réussi le pari fou d’innocenter son régime de violences. Le social et l’économie, sources d’agressions quotidiennes [1] envers les corps sociaux sont mis hors de cause dans le régime capitaliste. Toujours est-il que même si on reconnaît une part de responsabilité au capital, elle est euphémisée voire justifiée en période d’austérité devant le pragmatisme politique du « faisons des efforts » ; « serrons nous la ceinture » en l’honneur du bien commun. 

[1] Bien que le social et l’économie ne sont pas que violences, ils sont aussi altruistes, vertueux, solidaires, émancipateurs …

    2.  La  violence populaire injustifiée

Il y a toujours eu des individus qui extériorisent par la violence la domination carabinée qu’ils subissent. Cependant, elle doit au mieux être évitée comme le soutient la philosophie de l’anarchisme rénitent. On ne peut pas mettre en place une société non-violente avec la violence. L’idéal d’une société paisible et sereine ne peut se construire avec comme moyen central l’agressivité. Étant donné que plus l’homme l’emploi, plus il est amené à dévier du but poursuivi, la non-violence, et plus il est déterminé par les moyens de son action jusqu’à finir en animal autoritaire. En revanche, prétendre que certaines incivilités sont indéfendables est abscons. Qui en démocratie n’a pas le droit d’être défendu ? Alors disons plutôt qu’elles sont explicables (qui se différencie de la justification) devant le vécu du chômage, de la discrimination, de la misère quotidienne. Ainsi, les actions discutables de certains manifestants ne sont que la conséquence d’une cause bien plus grande et plus carabinée, celle de l’exploitation et de la domination capitaliste dans les rapports sociaux. Or, on inverse la cause et la conséquence. Pire encore, on échange le coupable et la victime. Ainsi le capitalisme devient martyr des attaques du populaire.

    3.  La hiérarchisation de la violence

Pour terminer, il y a la mise en place d’une hiérarchisation des violences. Il existe une verticalité avec des actes plus répréhensibles que d’autres. Jusqu’ici il n’y a rien d’anormal. En revanche ce qui ne l’est pas, c’est le comment on a hiérarchisé la gravité de la violence. Ainsi dans le système politique, médiatique et éditorialiste, on observe que les violences symboliques, sociales et économiques émanant du système de répression capitaliste et bourgeois, ne sont jamais autant réprimées que la violence populaire. L’agressivité institutionnelle serait donc moins grave que celle du peuple. La première est euphémisée, voire innocentée, alors que la deuxième est injustifiable.

Le régime économique, un instinct totalitaire sans coupable à désigner

Sous un pouvoir totalitaire, le coupable a un visage et un nom. Cependant dans un gouvernement démocratique, la responsabilité est plus confuse. Sans grand homme et son bâton, il est plus complexe d’identifier un coupable car la violence s’est diffusée dans des administrations étatiques et les institutions du capital. Ce n’est plus un seul grand patron qui exploite ses salariés, mais un ensemble d’actionnaires déterritorialisés avec des portefeuilles d’actions en bourse. Ce n’est plus un État revendiquant sa puissance, mais un État faible et soumis aux lois des marchés financiers qui eux, n’ont pas de visage apparent. Ce ne sont mêmes plus des traders qui spéculent sur du blé du maïs ou du riz contre les peuples africains, mais des ordinateurs et des algorithmes sur-puissants. 

Ainsi devant l’impossibilité de désigner un coupable humain, on s’en prend à celui qui est à coté de nous, à autrui ou à ceux qui représentent l’image de l’État bien que le lien avec nos maux soit faible voir inexistant comme : le flic, l’infirmière, le professeur, l’agent du service public, l’élu de proximité… Ainsi, le capitalisme a réussi cette grande révolution symbolique de faire passer la violence de ses institutions comme naturelle et requise. D’ailleurs dans les régimes démocratiques, son système de répression n’a jamais été aussi bien rodé car sans visage, la domination masquée et ordinaire violente chaque jour les peuples par les marchés, la propriété lucrative, le pouvoir actionnarial, la financiarisation de l’économie, la marchandisation du corps et du social, le libre-échange, l’austérité…

Une domination si présente mais dont les artisans semblent inexistants physiquement. Pire encore, l’impossibilité de désigner un coupable humain se complique encore plus avec l’arrivée du régime néolibéral qui a révolutionné notre vision du réel depuis les années 80. Avec l’avènement du Sujet, de l’Acteur, de l’Homme Individualiste et Autonome, il a transformé le citoyen en entrepreneur de soi-même, lui faisant ainsi porter la responsabilité de tout ce qui lui arrive, sans qu’aucune cause extérieure ne soit citée.

Alors oui ! Le régime économique est un système totalitaire, non pas par sa forme politique qui reste démocratique (bien que la souveraineté populaire est euthanasiée dans cette fausse représentativité carriériste), mais par ses structures économiques qui ont un impact d’une puissance sans précédant sur le destin collectif de la société. « Le capitalisme est une prise d’otage de la société par le capital » [2]. Car ce sont les moyens de vie matérielle collective qu’il prend en otage, parce qu’il y aura de destin et d’avenir seulement à ses conditions. Comme le prédit en 1968 un philosophe injustement oublié nommé Herbert Marcuse : « Le totalitarisme n’est pas seulement une forme de gouvernement, mais également un mode de production et de distribution compatible avec une forme pluraliste de partis, de journaux et une séparation des pouvoirs. (…) Le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique non terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général. »[3] 

[2] Frederic Lordon – La malfaçon
[3] Herbert Marcuse – L’homme unidimensionnel, page 28

L’Extrême centrisme, la révolution de la droite dure

La confusion arrive à son comble avec l’arrivée d’un nouvel extrémisme, celui de l’extrême-centre. Emmanuel Macron en est la meilleure représentation. Sous couvert de réconciliation nationale, il fait l’impasse sur la conflictualité intrinsèque du social avec le  »ni de droite ni de gauche » ». En réalité, ceci est l’euthanasie la plus profonde de la politique. C’est le refus de concevoir qu’il y a des intérêts de classes divergents dans la société avec des classes exploitées par d’autres ou plutôt par une autre. Ainsi, le  »ni de droite ni de gauche » finira toujours pareil : de la droite (dure), car sous couvert de refuser les idéologies, d’être réaliste et pragmatique, l’extrême-centre peut réaliser des réformes encore plus violentes que la droite officielle. Sous le visage innocent du dépassement des contractions pour l’union nationale, il approfondit encore plus la soumission des corps sociaux aux structures criminelles du capitalisme.

L’Extrémisme du centre, c’est ainsi le refus de la contradiction, l’intolérance à tous ce qui ne relève pas du « juste milieu auto-proclamé ». Ainsi le  »on refuse de faire autrement » est maquillé en  »on ne peut pas faire autrement ». Rechercher ce juste milieu permet de justifier les mesures comme « le racisme d’état, la brutalité policière, la précarisation du travail, la souveraineté plénipotentiaire des banques, l’autonomie des multinationales via leurs filiales, le mépris de la culture, la dépendance au pétrole et au nucléaire, ainsi que la cohabitation des contraires déguisée en  »synthèse » » [4]. Tout devient justifié sous l’idéologie abscons du réalisme.

[4] Alain Denault – La politique de l’extrême centre

La violence et les éditorialistes libéraux

Si la crise des Gilets-Jaunes a pris à contre-coup tout ce monde petits-bourgeois éditorialiste, c’est parce que cet entre-soi est justement déconnecté d’une réalité vécue par la majorité des personnes. Cette caste a un rapport au monde factice en se prétendant experte d’une société qu’ils ne connaissent en réalité qu’en surface. Ils prétendent expliquer les problèmes sociaux qui peuvent être violents pour l’individu. Mais quand cette violence subie par l’individu le fait sortir de chez lui par nécessité, par la peur de son avenir déjà défavorisé, alors l’éditorialiste, ignorant l’existence misérable et malheureuse, ne comprend pas l’expression de la violence extériorisée par l’individu. Par un pseudo recul pour ne pas tomber dans l’émotion, et pour s’acquitter de ses vertus d’intellectuelles et morales, l’éditorialiste va stigmatiser la violence des masses comme étant la mauvaise solution, alors qu’il euphémise, voire innocente des violences économiques, sociales et symboliques des institutions du capital et de l’État. Malgré le nombre grandissant de victimes du capital, personne n’est désigné comme coupable. On ne peut rien contre les structures économiques et financières diront-ils.

Pierre Bourdieu, en reprenant les traces de Marx nous explique comment le jugement des hommes peut être rapidement faussé. Alors que le premier disait que l’on juge selon sa position sociale – et eux (les éditorialistes) sont bien placés, le deuxième assurait que  »Ce n’est pas la conscience des hommes qui déterminent leur être, c’est inversement leur être social qui détermine la conscience des hommes. » Les éditorialistes seraient-ils trop bien placés ou trop aveugles pour décrire une situation sociale dont ils ignorent la consistance ? Alors contre l’incivilité des citoyens, l’éditorialiste répondra qu’il faut faire des efforts, être solidaire et se serrer la ceinture. Alors que la serrer un peu plus pour le peuple c’est risquer l’asphyxie. Alors que l’éditorialiste lui n’a pas de souci à se faire.  La violence contre les corps sociaux est donc euphémisée, naturalisée, justifiée. La seule qui soit condamnable est la violence physique ou contre des biens publics, en soit ce que le peuple extériorise lors de crise sociale.

De plus, le traitement de l’information sur le rapport passionnel à la violence est scandaleuse. Lorsque le patron d’Air France se fait arracher la chemise par ses salariés qu’il va licencier sans aucun remords, l’acte est qualifié de criminel. Dans ce rapport passionnel du système médiatique et éditorialiste, les 2000 licenciements qui vont détruire des vies, briser des familles, créer de la précarité, sont moins dramatiques qu’une chemise déchirée… Si la police de Trump ou de Bolsonaro éborgnerait des manifestants, le pouvoir politique serait qualifier d’ultra-violent, voire de totalitaire, alors qu’en France le traitement face aux manifestants blessés est tout autre. Bien que la nature du pouvoir puisse être différent, le moyen utilisé, la violence, et ses conséquences reste la même. La faim, le frisson, la peur, la misère quotidienne en devient plus tolérable que des grifitis sur l’Arc de Triomphe où des vitres brisées, ces dernières étant plus fragiles que les vies humaines. Ici, aucune apologie de la violence, mais seulement un constat d’une hiérarchie de la violence totalement infondée et abscons. En définitif, le système de diffusion de la pensée dominante, par les médias, les éditorialistes, les écoles de contre-pensée (HEC, ENA, Ecole de gestion et Management), a réussi le pari du dérèglement des sens, où l’explicable devient indéfendable – la révolte de ceux qui ne sont rien -, et où l’injustifiable devient justifiable – la faim, l’infortune, le froid, la détresse pour l’opulence d’une minorité éclairée.

Ainsi donc…

L’augmentation des inégalités des revenus ; la paupérisation des classes moyennes ; l’augmentation de 50 % des personnes à la rue ; les vies brisées par les licenciements ; les milliers de personnes et familles expulsées de chez eux ; les dépressifs du management ; les miséreux du capitalisme ; les immolés devant Pôle Emploi et la Caf ; les suicidés de la mondialisation et de la valeur actionnariale ; les morts des conditions de travail déplorables ; les morts du chômage ; les morts dans les salles attentes d’hôpitaux faute de personnels… toutes ces situations sont malheureuses mais sans doute pas assez violentes pour l’éditorialiste afin de rediscuter les logiques même du capitalisme. Mais surtout cet état des choses ne serait que l’accomplissement de l’ordre des choses d’un système sans coupable malgré un taux de victimes qui augmente. Ainsi, l’éditorialiste continuera à déresponsabiliser les structures économique et les décisions politiques qui créent ces drames humains normalisés, naturalisés et justifiés. En définitif, la déréglementation du marché du travail, la mainmise des marchés financiers sur les politiques publiques, la financiarisation de l’économie, les logiques de management, les restrictions budgétaires, la compression des dépenses publiques et sociales, l’austérité, le libre-échange, le démantèlement de la sécurité sociale pour sa marchandisation.. tout ceci est une violence innocentée. La seule qui soit injustifiable est celle du peuple.[

MARCUSS (51)

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