Des jours sombres (entre autre) pour votre Santé se préparent pour nous, les gens… Ce gouvernement a décidé de sabrer encore un plus dans notre protection solidaire : allongement du délai de carence pour les Arrêts maladie, durcissement des contrôles des arrêts de travail, augmentation de la consultation du médecin généraliste mais déremboursement plus important et par conséquent augmentation des mutuelles, vente de Doliprane aux américains, suppression de l’AME, ….

A titre illustratif, je vous témoigne dans le récit ci-dessous comment s’était passé l’entretien avec une missionnaire de la CPAM qui avait fait du forcing pour venir me demander de réduire à moins de 6 semaines la durée des arrêts de travail après chirurgie du rachis lombaire… édifiant ! Bonne lecture !

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Avant de commencer cette histoire, il me faut vous rappeler que la CPAM agit sous la double tutelle du ministère des Solidarités et de la santé & du ministère de l’Économie et des finances. Détail important, s’il en est. Ainsi, l’institution doit, elle aussi, rendre des comptes à Bercy. Le doigt sur la couture, toujours. Et c’est là, dans ces grands organes administratifs que se fait la digestion de l’âme, de la conscience et de l’éthique des agents-médecins devenus agents-comptables collaborant au contrôle policier de l’activité médicale et sociale de leurs anciens collègues au profit d’une institution qui finira un jour par les broyer, eux aussi.

A la base, moi, je ne souhaitais pas la rencontrer, cette « médecin » de la CPAM. Ce n’est pas de ma faute si elle avait tant insisté pour me voir… 1 email, 2, 3 puis appels insistants auprès de ma secrétaire pour avoir ce rendez-vous… J’imaginais qu’un petit chefaillon au-dessus d’elle lui mettait une pression au moins égale à celle que je ressentais de sa part. Ou alors faisait-elle de l’excès de zèle comme c’est souvent le cas dès que l’on donne à des petites personnes un pouvoir de nuisance, si petit soit-il. Je sais pourquoi je refusais : pour la bonne et simple raison que je savais pertinemment ce qu’elle allait me raconter en m’annonçant vouloir échanger sur « l’optimisation de la prescription des durées d’arrêts de travail après chirurgie rachidienne »… Il me suffisait de penser à son discours, pour voir monter ma tension artérielle à 22 de systolique !

J’imaginais qu’« ils » s’étaient probablement dit que mon arrivée récente à la tête du service de neurochirurgie du CHRU de Besançon serait une occasion en or pour nous auditer, me mettre au pas afin qu’à mon tour je fasse la même chose auprès de notre équipe chirurgicale. Comme eux l’avaient fait avant moi : obéir en suivant au pied de la lettre des recommandations dont le seul leitmotiv, je le savais d’avance, était de rentrer dans les objectifs d’« économie » en raccourcissant la durée d’indemnisation des malades… Une démarche purement comptable, froide, déshumanisée en somme, quand de notre côté, nous nous battions chaque jour pour redonner la meilleure qualité de vie possible à nos patients.

J’aurais préféré qu’elle ne vienne pas. Qu’elle soit une femme ou un homme n’y changeait rien, car ielle était pour moi une poupée télé-commandée, un mannequin-zombi, émanation d’un corps administratif gigantesque et indiscernable qui l’avait totalement phagocytée, internalisée, formatée puis régurgitée pour venir prêcher mécaniquement « la bonne parole » aux hérétiques que nous étions. Elle ne savait pas encore où elle mettait les pieds, convaincue d’être dans son bon droit, dans sa juste mission. Ici, on soigne l’humain, pas les tableurs. J’étais par anticipation triste pour elle. Mais pourquoi s’être imposée avec autant d’insistance ? A un point tel, que j’avais finalement craqué et accepté de la recevoir.

« La médecin de la CPAM a rappelé pour vous rencontrer. Je ne sais plus quoi lui dire… On a déjà reporté une fois.  Vous ne voulez vraiment pas la recevoir ? » J’avais bien essayé de louvoyer mais apparemment c’était peine perdue… Qu’il en soit ainsi.

« Très bien Sylvie, si elle tient absolument à me voir pour me faire sa leçon de petit comptable, et bien elle ne va pas être déçue… Je la verrai lundi prochain après ma consultation… » –  Tension artérielle à 24.

Les consultations s’étaient enchaînées ce lundi-là, à peine le temps de déjeuner, puis elles avaient comme à la coutumée débordé en fin d’après-midi et la pauvre malheureuse avait dû attendre dans le couloir avec les autres patients. Chacun son tour. Le soin prime. J’étais encore en retard mais tout vient à point à qui sait attendre. Je la saluais et la guidais non sans une certaine curiosité à mon bureau. Elle était mince et sans visage, transparente dans son tailleur gris pale. Comme prévu.

J’esquissais un pas félin sur le côté : « Bonjour madame, nous parvenons enfin à nous rencontrer… Non, laissez la porte entre-baillée s’il vous plaît, ça fera de l’air… ». Je ne dérogerais pas à la règle, surtout pas aujourd’hui. De toute façon, il faisait déjà chaud.

Je l’invitais à s’asseoir en face de mon bureau que je n’avais pas pris la peine de désencombrer des piles de dossiers de patients, de courriers médicaux et administratifs, de comptes-rendus, de parafeurs divers en attente d’être traités… J’étais débordé. En permanence. La charge mentale au plus haut tournoyant sans repos comme un ventilo sous mon crâne. Un comble. Cet empilement sommaire constituait une barrière physique qui nous maintiendrait à une certaine distance et l’obligerait à garder son ordinateur portable sur elle. En cette fin de journée, traversant l’occultant de la fenêtre dans mon dos, le sourire carnassier d’un soleil aveuglant devenait un allié de circonstance. J’étais bien calé dans mon fauteuil, comme un jaguar aux aguets attendant le crocodile. Son inconfort était optimal mais moi, je perdais déjà mon temps.

Temps précieux en cette sale époque où nous étions en sous-effectif médical, à ne pas toucher le sol, à voir les jours et les semaines défiler à la vitesse de la lumière sans pour autant parvenir à voir la lumière même du jour, à être d’astreinte 1 jour sur 3, à opérer matin, après-midi, nuit, week-end, à assurer la visite et les soins de 51 malades aux étages, les urgences régionales, les consultations, l’organisation du service, les commandes de matériel, à pallier aux dysfonctionnements, à subir la charge administrative, à se battre pour nos effectifs paramédicaux et d’internes, à faire grève et à manifester pour nos conditions de travail et la qualité des soins… Garder le bateau à flot, maintenir le cap, faire face contre vents et marées par devoir professionnel… Vivre en marge de la société civile, vivre à côté de nos propres vies, vivre loin de ceux qu’on aime et tout sacrifier pour La cause… Ici, on soigne l’humain, pas les tableurs. Une bien sale époque en effet où je m’enfonçais gentiment dans un épuisement professionnel de plus en plus profond. Et quoi, ces gens-là n’avaient-ils donc aucune vergogne à venir par-dessus le marché nous demander de rendre des comptes ?

« Bien, bien. Vous êtes le Docteur …? Aaah… Et cela fait longtemps que vous travaillez pour la CPAM ? Des années, d’accord… Et le soin ne vous manque pas trop ? Pas du tout… vous n’étiez pas bien, bon, bon. Allons-y, qu’est-ce-que vous aviez d’important à me dire ? »

J’essayais d’être aussi affable que possible. Je la voyais avancer avec ses grosses pattes témoignant de sa totale confiance et de son sentiment de domination. J’avais choisi la stratégie de la laisser venir sur mon terrain, positionner sa forteresse de chiffres et d’arguments, aussi fallacieux les uns que les autres, puis de me pencher sur mon bureau et de balayer par surprise d’un coup de griffe son frêle château de cartes. Je n’avais peur ni d’elle, ni de ses chefs, ni de son institution. J’en avais vu d’autres. J’étais à la mine du bloc matin et soir, recouvert de sueur, de sang et de la suie de légitimité conférée par le soin apporté sans relâche à mes semblables. Pour cela et par cela, j’étais invincible.

Elle ne l’avait pas encore compris. Je serrais les crocs. Il fallait que tout cela cesse. Ce harcèlement des soignants. Je n’avais rien de personnel contre elle mais la réciproque n’était pas vraie. Qui l’avait forcée à endosser le mauvais rôle d’inquisitrice de l’administration qu’elle représentait ? Personne. Elle avait accepté ce job. Point. Je ne le faisais ni pour moi ni par autosatisfaction mais pour prendre une revanche au nom de tous ces collègues, isolés dans leurs cabinets, dans leur pratique, dans leur quotidien, et qui n’avaient d’autre possibilité que de subir Leurs humiliations et d’obéir à Leurs injonctions sous peine de pâtir de Leurs sanctions administratives. Cette idée-là m’était in-sup-por-table.

Elle s’assit et commença donc à délivrer son prêchi-prêcha – à ce stade du récit, je ne me souviens plus trop combien de temps cela avait réellement duré mais cela m’avait paru une éternité pendant laquelle je me noyais dans le vide de ses yeux en même temps que je flottais au milieu de ses éléments de langage qu’Ielles avaient mille fois rabâchés en réunion et que je retraduisais dans ma tête en aiguisant mes canines.

« Voilà, et bien je suis chargée (« et j’adore ça ») de faire le tour des différents RSI (« Responsable de Structure Interne ») du CHU et vous êtes le dernier que je rencontre (« vous êtes L’emmerdeur de service »). Je connais très bien votre chef de pôle le Pr. … et aussi le Pr… (« si vous n’êtes pas sympa ou coopérant, j’irai me plaindre »). Nous essayons à la CPAM de voir comment il serait possible (« obligatoire ») d’optimiser (« de diminuer ») les durées des arrêts de travail (« intempestifs ») pour maladie (« bobologie ») après chirurgie rachidienne (« bénigne »). Nous avons étudié les demandes (« insensées ») de votre service et nous avons remarqué (« avec stupeur ») que Nous étions au-dessus des moyennes nationales et voyez-vous, Nous sommes même au-dessus de la moyenne des praticiens de la région (« qui sont plus sérieux que vous »)… En particulier, pour les patients (« fainéants ») opérés de hernies discales, vous êtes bien au-dessus (« et c’est intolérable ») de la durée de référence de 21 jours recommandée (« exigée ») par la HAS (« Haute Autorité de Santé ») ou encore pour les laminectomies / recalibrages lombaires (« espèce de jardinage dans le dos ») au-dessus de la limite de 42 jours… Vous êtes au-dessus de quarante-huit-jours (« êtes-vous dingues ? ») ! Nous souhaiterions refaire le point (« vous redresser les bretelles ») avec vous pour voir  comment nous pourrions avancer (« infléchir ces dérives ») et vous aider (« vous forcer ») à impulser (« à mener ») un changement (« la guerre ») au sein de votre équipe… » Tension artérielle à 26.

Trop c’est trop ? J’en avais assez entendu. Trop de morgue. Trop de mépris. Trop d’injonctions. Trop d’insinuations. Trop de maltraitance. Trop de violence. Trop de colère.

Je décroisais lentement mes mains, me redressai sur mon fauteuil, resserrais mes pupilles et inspirais profondément pour mettre fin à cette mascarade.

« Hum. Par où commencer…Chère madame, je comprends à vous entendre pourquoi vous vous êtes éloignée du soin : vous ne vous intéressez pas au devenir des patients mais uniquement aux graphiques sur vos tableurs Excel et c’est bien triste. La question que je me pose à l’instant est comment vous, « les gratte-papier », osez venir ici, à l’hôpital NOUS harceler, NOUS déranger, NOUS voler un temps précieux (je montre le chaos régnant sur mon bureau) pour NOUS obliger à écouter vos récriminations sans queue ni tête ? Je veux dire, vous n’avez pas honte de faire ce boulot et de venir NOUS faire des leçons de morale comme à des enfants de maternelle ?

Savez-vous combien NOUS réalisons de consultations par an ? (10.000) Savez-vous combien NOUS opérons de patients par an ? (plus de 1.800)… » – Blanc – 28 de tension.

« Vous souhaitez opérer les malades à notre place peut-être ? C’est dingue ça ! Est-ce-que vous pourriez me dire quel est votre niveau d’expertise en pathologie ou en chirurgie rachidienne, non c’est juste pour savoir ? Avez-vous déjà eu des problèmes sérieux de dos ? Non plus ! Donc nous accordons 6 à 8 semaines de récupération à nos patients suite à une chirurgie lombaire car c’est… le minimum syndical (!) pour qu’ils puissent cicatriser au niveau de leur disque, éviter la récidive précoce etc… Il faut vous faire un dessin ou bien ? Par ailleurs, vous n’êtes pas sans savoir qu’on leur déconseille de s’asseoir pendant 3 à 4 semaines pour commencer… donc pas de conduite automobile, hein ! Hyper pratique pour aller au boulot, n’est-ce-pas ? Ensuite, il y a la rééducation-kinésithérapie 15 séances minimum à raison de 3 séances par semaine (quand vous trouvez un kiné et que c’est possible) pour éviter la récidive tardive… Nous les revoyons à 1 mois et demi pour refaire le point et adapter les besoins « au cas par cas » comme vous le recommandez hypocritement sur le site Améli.fr pour venir nous le reprocher maintenant… Tiens, est-ce que vous avez une idée du délai qu’il faut pour vraiment se sentir « bien comme avant » après une hernie discale opérée – ou non d’ailleurs – (si tant est que cela soit même possible après une lésion ou chirurgie du dos) ? – 4 à 6 mois ! 6 foutus mois ! Vous avez déjà fait un lumbago ? Non, moi oui ! 6 foutus mois pour être « bien comme avant », ne plus penser à son dos… » – Blanc – 24 de tension.

« Non, mais Vous êtes vraiment sérieux là-haut ? Vous ne connaissez rien à la réalité du terrain et des gens. Qu’est-ce-que vous en savez, vous, de la souffrance et de l’usure des corps au travail ? Et vous voudriez qu’on renvoie un ouvrier, une aide-soignante, un maçon au turbin au bout de quoi ?… 3 ou 4 semaines. C’est une blague ! Non mais vous ne trouvez pas ça indigne d’appliquer des logiciels de gestion de la vie des autres sans humanité ? Et surtout sans vision » Blanc – 20 de tension

« Réfléchissez 5 minutes à ce que vous faites ! Je veux dire, même en termes de Santé publique ou d’économie de Santé (la seule chose qui vous passionne manifestement) votre calcul est nul. A votre avis, le maçon ou l’aide-soignante que vous forcez à retravailler trop tôt, que va-t-il lui arriver ? Je vais vous le dire moi : récidive, douleur chronique, invalidité, nouvel arrêt de travail, encore bien plus long que ce qu’on préconise habituellement. Dépression, problèmes financiers, problèmes de couple…  Et le « coût de la souffrance », qui s’en préoccupe ? Non, mais je vous assure, je suis scandalisé par ce que vous et votre institution nous demandez de faire… Voilà » – 16 de tension

La voilà qui sort de sa sidération de bête acculée avec un air de putois vexé : « Euh, monsieur Thines, je ne comprends pas du tout votre attitude (mon attitude !) à mon égard. J’ai rencontré à plusieurs reprises vos collègues chefs de service et je dois avouer que d’habitude, je suis mieux accueillie qu’ici (tu m’étonnes !)… Dans ces conditions, je m’en vais. »

« C’est ça ! NOUS ne sommes pas dans le même camp, madame. Ici, on soigne l’humain, pas les tableurs Excel. Au revoir. »

Je crois qu’elle n’y reviendra pas de si tôt –12 de tension

Laurent THINES le 13/10/2024


Laurent THINES est neurochirurgien au CHU de Besançon, engagé de longue date contre la destruction de l’hôpital public par les politiques publiques menées sciemment, mais aussi contre les inégalités de plus en plus injustifiables de la société française et contre l’usage d’armes mutilantes contre la population . Il nous accorde sa confiance pour relayer ici, parfois, ses indignations. Merci à lui.


 

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