Un article paru le 15 mai 2020 sur le site de l’Observatoire de inégalités
À gauche comme à droite, personne ne veut payer l’addition de la crise sanitaire. La manière la plus juste consiste à mettre en place un impôt progressif très large.
Le point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Source : © Observatoire des inégalités
Face à l’impact de la crise sanitaire sur l’économie, l’État a décidé d’amortir le choc. Par différents moyens : en continuant à payer les fonctionnaires à l’arrêt, en finançant le chômage partiel des salariés du privé et par diverses mesures prises pour les non-salariés et les plus modestes. Demain, l’économie va repartir. Il faudra alors faire les comptes et régler l’addition. L’argent de la collectivité, c’est l’argent commun. Quand l’État paie les salaires, c’est chaque citoyen qui met la main à la poche.
Le montant de l’addition est très compliqué à établir parce qu’il comprend les dépenses directes supplémentaires (par exemple la prise en charge des salaires), mais aussi le manque à gagner. Des revenus en moins, ce sont des recettes d’impôts en baisse, mais aussi plus de prestations sociales à verser au bout du compte. Le nombre d’allocataires de minima sociaux va exploser. On ne pourra dresser le bilan que dans plusieurs mois, quand on pourra mesurer l’activité détruite et ce qui a été reporté. On ne rattrapera pas les dépenses non réalisées pour les vacances, les coupes de cheveux, les nuits d’hôtel ou les repas au restaurant par exemple, alors que les achats de biens durables ont souvent été déplacés dans le temps.
Pour l’heure, les estimations qui sont le plus souvent évoquées sont de l’ordre d’une centaine de milliards d’euros pour la collectivité. Cette somme ne veut rien dire pour la plupart d’entre nous. C’est à la fois énorme, disons deux fois le budget annuel de l’Éducation nationale, et pas tant que cela. La masse totale des revenus annuels des Français est de l’ordre de 1 300 milliards d’euros. L’État aurait donc dépensé disons 8 % de nos revenus pour éviter la mort de dizaines de milliers de personnes et sauver l’économie. La France est l’un des pays les plus riches au monde et peut largement se le permettre.
Qui va payer ces 100 milliards ? Il est vrai que rien ne presse. En tant que pays très riche, la France emprunte facilement et les taux d’intérêt sont très faibles. Présenter l’addition au moindre signe de redémarrage aurait pour effet de brider la reprise. Mauvaise idée. S’il n’y a pas urgence, pour autant il faudra bien payer un jour. Au passage, pour 2020, le déficit public était estimé à 90 milliards d’euros avant même la crise. Plus au fond, des besoins structurels en services publics et la fragilité de certaines populations, connus de longue date, ont été mis en exergue par la crise, notamment dans le secteur de la santé. Le problème, c’est que personne ne veut prendre la responsabilité d’expliquer que le plus juste et le plus efficace serait que chacun mette la main à la poche en fonction de son niveau de vie et pas de se focaliser sur une fraction étroite de la population. À droite, comme à gauche, on regorge d’imagination pour se repasser le mistigri de la solidarité. Essayons d’en faire un tour d’horizon.
Les libéraux économiques (plutôt à droite) ont dû lâcher du lest : à l’inverse de leurs convictions, ils ont admis qu’il était inévitable de laisser filer la dépense publique, notamment parce que cela permettait de sauver les entreprises. Aujourd’hui, leur position est représentée par le Medef : c’est aux travailleurs de payer le solde, en travaillant davantage. Plus de travail génère plus d’activité, donc plus de recettes. Cette solution a été présentée par le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, à la mi-avril 2020 [1]. Elle a été réactivée début mai par une note d’un institut proche du patronat [2]. Du travail, c’est justement ce que des centaines de milliers de nouveaux chômeurs vont chercher. Augmenter la durée de travail individuelle n’aurait pour effet que de ralentir le retour à l’emploi des personnes au chômage. C’est absurde, sauf bien sûr pendant la crise pour produire dans l’urgence (des masques, soigner des gens, etc.).
Une autre possibilité serait de ne rien faire du tout et d’attendre que cela passe. Si l’on pense que la crise n’est que conjoncturelle, alors il suffit de laisser faire le temps, la reprise qui viendra apportera des recettes qui combleront le trou des finances publiques. En quelque sorte, l’activité ne se serait que déplacée dans le temps. L’État s’endette aujourd’hui pour presque rien, cela ne nous coûte donc pas cher [3]. Dans ce cas, pas la peine de se creuser la tête : on verra bien. C’est une version optimiste, qui est en partie juste : de l’Insee à la Banque de France, tous les instituts prévoient un fort redémarrage à l’automne car l’argent n’a pas disparu pendant la crise. Une partie de ce qui est épargné aujourd’hui sera dépensé demain. Mais outre que ce redémarrage est loin d’être certain, il ne compensera pas tout. Il faudra réparer les dégâts économiques majeurs, comme les faillites d’entreprise. L’économie, comme une partie des malades, gardera des traces sévères.
Tous contre les ultra-riches !
Dans le camp dit « progressiste » non plus, personne ne veut payer l’addition et on se refile le mistigri de la solidarité. La gauche a dans sa quasi-totalité intériorisé l’idée que les Français seraient allergiques à l’effort fiscal et croit en la valeur des sondages du type « payez-vous trop d’impôts ? » auxquels tout le monde (sauf quelques intellectuels de gauche) répond « ben oui », pensant répondre à « voulez-vous plus d’argent ? ». Alors, la gauche a sorti de sa panoplie deux armes censées lui permettre de concilier plus d’argent et l’accord du peuple.
La première, c’est de ne rien payer du tout et de prendre « l’hélicoptère [4] » pour distribuer de l’argent. L’idée (en simplifiant beaucoup) serait que la Banque centrale européenne injecte de la monnaie dans le système : l’économie repart et cela génère des rentrées fiscales. Au lieu de le faire pour les banques, comme c’est le cas actuellement, la Banque centrale nous verserait un chèque à tous [5]. On rase gratis, quelle bonne idée ! Qui pourrait être contre ? Cette solution pose plusieurs problèmes : des questions pratiques (personne n’a de compte à la Banque centrale) ; un risque d’inflation [6] ; et surtout d’équité car on ne peut pas distinguer le montant des versements selon les niveaux de vie. On doit donner autant à chacun, riche ou pauvre, ce qui n’est pas le meilleur exemple de justice. Au fond, le problème est surtout que l’argent gratuit n’existe pas à long terme. Si on règle les questions pratiques, on peut bien faire un peu d’hélicoptère pour accompagner la reprise, mais ce n’est pas là non plus le moyen de financer des services publics. Il n’y a aucune magie en économie.
La seconde arme de la gauche [7] est plus classique : « faire payer les riches » ; et là, c’est l’unanimité et les propositions fusent… Mais, au fait, qui sont les riches ? « Surtout pas nous » ! Il y a un très large consensus pour dire que les riches, ce sont les autres, une frange très étroite de la population, qu’on ne connaît pas. Ce fameux 1 % de privilégiés dont les fortunes sont indécentes. Cela semble une bonne idée qui en plus devrait être populaire puisqu’on devrait facilement – en théorie du moins – arriver à se mettre d’accord à 99 % sans moyens contre 1 % qui peut payer. Il est tout à fait vrai que cette fraction – même si elle vient de recevoir un coup sur la tête avec le plongeon de la bourse – dispose de revenus et de patrimoines hors-norme ; qu’elle vit de rentes, non de son mérite. On peut la taxer plus que les autres.
Les riches ont l’avantage d’être très riches mais l’inconvénient d’être peu nombreux. On peut les imposer davantage, mais on ne couvrira pas l’addition totale. Surtout, le problème n’est pas là : la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie de notre constitution) indique que « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». On ne peut pas avoir 1 % de la population qui détient toutes les « facultés » et les autres, rien. Ce n’est ni juste, ni constitutionnel. On voit bien comment toute une partie de la bourgeoisie économique et intellectuelle de droite et de gauche saute sur l’argument pour éviter de participer à un effort de solidarité d’ensemble.
Le « tous contre les riches », comme le recours à la « monnaie hélicoptère », sont deux manières d’éviter le débat d’ensemble sur la redistribution. Ce qui rend légitime cette redistribution, ce qui la solidifie, c’est bien que chacun participe à l’effort collectif. Le fait d’être solidaire en fonction de ses facultés, de façon universelle, fait tenir l’État social à long terme. Si les plus aisés acceptent de payer plus, c’est aussi pour cette raison. Quand ce système est rompu, on entre dans une spirale de délitement de l’État social.
La solution la plus juste est une participation de tous, largement répartie, même si cela paraît, à première vue, exiger plus de courage politique [8]. De quoi a-t-on besoin ? Il faut distinguer deux éléments. D’une part, le volet conjoncturel : si on a besoin d’argent pour relancer l’activité, on peut s’endetter à pas cher et attendre de voir. D’autre part, le volet structurel : l’argent dont on a besoin pour améliorer le fonctionnement des services collectifs. Plus personne ne peut prétendre que les hôpitaux ou les maisons de retraite, comme les écoles et bien d’autres services, ne sont pas sous-dotés. De même, le niveau des minima sociaux – de l’ordre de 700 euros après allocations logement pour une personne seule – n’est pas acceptable, et les jeunes de 18 à 25 ans n’y ont même pas droit. On peut sans doute imaginer faire quelques économies ici ou là, par exemple en réduisant encore le remboursement de médicaments jugés inutiles et en taxant ses producteurs, mais cela ne fera pas le compte.
Reste à déterminer comment on comprend les « facultés » évoquées dans la Déclaration des droits de l’Homme. Pour cela, il faut avoir conscience d’une chose : un même montant d’argent n’a pas la même utilité selon que vous gagnez 1 000 euros ou 10 000 euros par mois. Avec 1 000 euros, vous assumez l’indispensable. Avec 10 000 euros, vous êtes dans « l’extra ». Dans leur jargon, les économistes disent que plus le revenu croît, plus l’« utilité marginale » décroît. L’utilité que vous retirez de l’euro supplémentaire gagné diminue : quand les premiers achètent du pain, les autres placent leur argent. C’est ce qui légitime de taxer proportionnellement plus les riches que les pauvres. « Il n’est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’État non seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au-delà de cette proportion », écrivait l’économiste libéral Adam Smith au XVIIIe siècle.
Ce mode de taxation s’appelle l’impôt « progressif » : son taux « progresse » (augmente) avec ce qui est taxé, le revenu ou le patrimoine [9]. L’impôt sur le revenu en France est un exemple d’impôt progressif. Il ne comporte plus que quatre taux : 11 %, 30 %, 41 % et 45 %. Le gouvernement vient de baisser le taux le plus bas qui était de 14 %, cela coûte cinq milliards d’euros chaque année aux finances publiques. Le basculement initié par l’actuelle majorité de l’imposition progressive des revenus financiers au profit d’un impôt proportionnel à 30 % en 2017 est aussi un exemple de mesure qui va en sens inverse de la justice (et qui fait perdre beaucoup d’argent au pays).
Comment faire ?
Comment faire ? D’abord, le ménage : balayer les coûteuses niches fiscales, injustes et inutiles, pour retrouver une vraie assiette de l’impôt sur le revenu. Dans un rapport récent, la Cour des comptes – l’organisme chargé de vérifier le bon usage de l’argent public – tire à boulets rouges sur ces réductions d’impôts qui représentent environ 100 milliards d’euros par an dénonçant « une multitude de dispositifs dont l’efficacité, la pertinence ou l’impact ne sont pas établis » [10]. Il faut aussi lutter contre la fraude et l’évasion fiscale avec d’autres moyens qu’aujourd’hui, même si ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît dans un contexte international. Rien que cela restaurerait pour partie les finances publiques, probablement de plusieurs milliards d’euros.
Ensuite, l’idéal serait de fusionner deux impôts qui portent sur tous les revenus : la contribution sociale généralisée (CSG) et l’impôt sur le revenu des personnes physiques. C’est la meilleure solution : elle rend le système plus cohérent, plus lisible et plus efficace [11]. Le hic, c’est qu’elle demande beaucoup de travail d’adaptation, notamment parce que les bases fiscales ne sont pas exactement les mêmes et parce que la CSG finance principalement la Sécurité sociale, pas le budget. C’est un chantier à grande échelle qu’il faudrait lancer. Politiquement et techniquement, ce n’est pas une mince affaire.
En attendant, il existe une solution pratique et rapide à mettre en œuvre pour rapprocher les deux systèmes : rendre la CSG progressive en appliquant des taux différents selon le revenu. C’est déjà fait pour les pensions de retraite, qui peuvent être imposées selon trois taux différents : on ne voit pas ce qui empêche de le faire pour les autres revenus aujourd’hui taxés à 9,2 %. Là aussi, on pourrait imaginer différents taux. L’opération n’est pas si facile à réaliser (notamment parce qu’il faut prendre en compte les personnes à charge), mais elle est cependant beaucoup plus simple et rapide à faire qu’une fusion.
Admettons qu’on instaure une contribution allant de 1 % des revenus à partir d’un niveau de vie équivalent à 1 400 euros nets pour un adulte seul – on est ici à peu près au niveau du premier tiers de la population en termes de revenus – jusqu’à 5 % pour 3 200 euros nets – le seuil d’entrée dans les 10 % les plus riches. Cela représenterait environ 15 euros par mois pour les premiers et 160 euros pour les seconds [12]. La recette pour la collectivité serait de l’ordre d’une quarantaine de milliards d’euros. Une taxe additionnelle de 10 % sur le 1 % le plus fortuné rapporterait de l’ordre de six milliards d’euros. Si l’on y ajoute une imposition large des patrimoines, on peut probablement obtenir entre 60 et 70 milliards d’euros par an. De quoi doubler les moyens de l’ensemble des hôpitaux publics. Ou dix fois ce qu’il faudrait pour instaurer un revenu minimum unique à la hauteur du seuil de pauvreté à 50 %, assurant 900 euros minimum pour un adulte [13].
Quels effets auraient ces nouveaux impôts sur l’activité ? Les catégories appelées à contribuer davantage ont beaucoup épargné durant la crise du Covid-19. Instaurer un revenu minimum plus décent pour tous, embaucher et mieux payer des aides-soignantes et des infirmières, mieux rembourser les soins, construire des logements sociaux, c’est de l’argent qui est directement réinjecté dans le circuit économique, qui crée de l’activité et revient ensuite en partie dans les caisses de l’État. Bien davantage que les baisses d’impôts décidées ces dernières décennies.
Face à l’ampleur de la crise qui nous attend, il faut bien distinguer deux choses : d’une part, ce qui relève de la conjoncture, et qui pourra être compensé par une future reprise de l’activité et de la création monétaire, et, d’autre part, ce qui relève du financement de la réparation des dégâts économiques de long terme et des besoins structurels en services publics et prestations sociales. On peut s’endetter encore ou faire marcher l’« hélicoptère » mais cela ne règle pas la question. Au fond, faire travailler plus ceux qui travaillent et faire payer uniquement les super-riches sont deux versants d’une même volonté d’échapper à la solidarité. Ne pas voir qu’il faut se retrousser les manches pour un effort collectif de la nation relève au mieux de l’aveuglement, au pire de la démagogie. C’est cette démagogie fiscale qui a tué politiquement la gauche au pouvoir en 2002 et en 2017, la privant des moyens de rénover les services publics, notamment l’hôpital. Si la crise que nous vivons aujourd’hui n’aboutit pas à cet effort largement réparti, alors nous aurons toutes les raisons de nous inquiéter pour la suite.
Louis Maurin