Un parcours de vie …
Il y a vingt ans, j’étais technicien automobile. J’avais lu dix livres dans ma vie, dont cinq contraint et forcé durant ma scolarité, et cinq sur Napoléon. Début 2005, j’ai entendu parler pour la première fois d’Alain Finkielkraut et de « Répliques », son émission hebdomadaire, culturelle et politique. Je me suis mis à la suivre, en notant les mots difficiles à chercher dans le dictionnaire et les nombreuses notions qui m’étaient jusqu’alors inconnues, comme à l’école. Un beau jour, l’invité était un certain Pierre Manent. J’ai trouvé son propos passionnant. J’ai noté le titre du livre qu’il venait présenter : « Cours familier de philosophie politique ». On ne pouvait faire pire, surtout pour un technicien automobile. J’ai acheté ce livre, je l’ai lu, et j’ai eu une révélation : je voulais, moi aussi, produire et promouvoir des idées sur la vie en société. Car, quand on veut, on peut. Je me suis alors mis à lire énormément d’ouvrages d’histoire, de sociologie et de philosophie, prenant des notes en permanence dans des calepins que je continue de consulter. De fil en aiguille, je me suis mis à écrire, une page, puis deux, puis 50, puis un livre. Je l’ai imprimé et l’ai soumis à des éditeurs.
Nous sommes alors en 2007. Frédéric Joly, patron de Climats, éditeur de Jean-Claude Michéa et traducteur de Christopher Lasch en France, m’appelle pour me dire en substance que ma prose est intéressante et bien écrite, mais que je n’ai aucune légitimité en tant que technicien automobile. Par conséquent, il me conseille d’écrire un roman, de me faire connaître dans le domaine de la fiction, puis de bifurquer dans les sciences humaines, plus austères, plus hermétiques. Tout en poursuivant mes lectures, j’écris donc un roman, en un an et demi. Nouvel échec, et nouveau manuscrit dans le tiroir. 2009 : je décide alors de changer de tactique et de m’offrir une légitimité en reprenant les études à zéro : un an, puis deux, puis trois, puis quatre, puis cinq, le tout en histoire et en philo. Quand on veut, on peut. En parallèle, fort de nouvelles connaissances, j’ai commencé à esquisser le plan d’un nouvel ouvrage intitulé « Le Miroir des peuples », que je mettrai trois ans à écrire, du fait du temps à accorder aux études et à un job alimentaire.
Quand on veut, on peut
Nous voilà en 2015. Mon Master en poche, je soumets mon manuscrit à différents éditeurs. Pierre-Yves Rougeyron me répond favorablement. Le livre sort en comité restreint, dans un cercle de réflexion, sans diffusion ni promotion hors de celui-ci, mais c’est quand même une petite victoire. Je me mets donc moi-même à le promouvoir en réalisant des flyers sur Internet, en ouvrant une page Facebook et une chaîne YouTube. Par ailleurs, j’envoie un exemplaire à Alain Finkielkraut, dont j’avais obtenu l’adresse personnelle en m’adressant à l’École polytechnique où il officiait alors. Je joins à l’ouvrage une lettre dans laquelle je le remercie chaleureusement d’avoir contribué à faire d’un technicien automobile dix ans plus tôt un auteur en philosophie politique, lettre qui restera sans réponse. Je ne saurai jamais, précisément, combien d’exemplaires ont été vendus, et le livre n’avait d’ailleurs pas d’existence légale, mais les acquéreurs se limitaient fatalement aux membres de l’association et à mes proches, soucieux de m’encourager et de me prouver que… quand on veut, on peut.
Je reprends ensuite les études une dernière fois, afin d’obtenir un diplôme d’éditeur à l’ESCP. Je deviens salarié dans des maisons d’édition, où il m’est parfois demandé de réécrire des passages entiers d’ouvrages de commande, rédigés par des auteurs qui n’en sont pas, mais que les éditeurs accueillent à bras ouverts en tant qu’experts en management ou en développement personnel. En parallèle, j’apprends le montage vidéo et je réalise les émissions « Politeia » dont l’audience, sans relais véritable, atteint très rapidement ses limites. Au vu du travail que cela demande à soi seul, j’abandonne au bout de deux ans. Je deviens contributeur bénévole à des sites comme « Causeur » ou « Boulevard Voltaire » qui, moyennant un peu de notoriété en retour, s’offrent ainsi du contenu régulier à moindres frais. Et un beau jour, me revoilà à écrire un nouvel ouvrage, sur la gauche, la droite et les Gilets jaunes. Ce sera « La Justice et l’Ordre ». Un échec supplémentaire auprès des éditeurs. Mais comme j’ai suivi une formation d’éditeur, au lieu de le ranger dans le tiroir, je décide de le publier moi-même, de A à Z, du format à la mise en pages, du façonnage au référencement. Je suis une formation en marketing digital. Une fois de plus, quand on veut, on peut. Malheureusement, les frais de diffusion étant prohibitifs pour un franc-tireur, j’ai dû n’avoir recours qu’aux réseaux sociaux. Résultat : je suis rentré dans mes frais, mais 300 exemplaires pourrissent à présent dans une cave. En effet, ni les libraires, ni les bibliothèques universitaires ne misent sur des ouvrages « sans marque ».
Quand on veut, on peut
En 2020, après la crise sanitaire, Les éditions L’Esprit du temps me sollicitent pour préfacer des rééditions de Guizot, Renan, Mauss et Sieyès. Pour la première fois, ce que j’écris va se retrouver en librairie et me rapporter un peu d’argent. Suite à cela, je convaincs l’éditeur de me laisser carte blanche sur un petit ouvrage, un « Vade Mecum », très accessible et à moins de dix euros, que l’on sortirait deux mois avant les élections de 2022. Je fais moi-même le tour des FNAC en région parisienne pour vérifier la mise en place. Dans certains magasins, c’est une catastrophe. Les exemplaires reçus végètent dans des caisses, sous des monticules de livres en souffrance. Discrètement, j’en profite pour les positionner en rayons, où tous les égards sont réservés aux livres-programmes des candidats à l’élection présidentielle. Je vous l’ai dit, quand on veut, on peut. Le livre ne rencontre pas un franc succès, mais je découvre que les libraires préfèrent jouer la carte des grands éditeurs, marques reconnues. En fin d’année, ayant subi différentes déconvenues sur différents ouvrages, L’Esprit du temps met la clé sous la porte sans pouvoir me régler la totalité de mes droits d’auteur. Nombreux sont les petits éditeurs à dépérir du manque de soutien des réseaux de distribution et des embuches imposées par l’État.
C’est alors qu’intervient « Front populaire », de Michel Onfray. On me propose d’écrire de manière régulière dans la revue papier trimestrielle. Tout est sérieux, tout est carré, la maquette est belle et la revue bien distribuée. Fort de ce petit surcroît de notoriété, je me décide à faire vivre tant bien que mal mon propre site web. Je me décide également à reprendre « Le Miroir des peuples », à le réécrire, de manière moins ampoulée, plus accessible, réajustée, à le débarrasser du gras et du superflu, et à l’enrichir de textes inédits. Dix ans après la première mouture, dont les exemplaires restants ont été détruits et les droits m’ont été rendus, je souhaite enfin en faire un travail accompli et pérenne. À l’époque, avant le Bataclan, le Brexit, les Gilets jaunes, la Macronie, Trump, le Covid, l’Ukraine et une abstention devenue massive, un livre sur la nécessité de changer de régime politique paraissait extravagant. Aujourd’hui, c’est ce qui nous pend au nez. Je le réécris donc en deux mois, et me mets rapidement en quête d’un éditeur, persuadé, une dernière fois, que quand on veut, on peut.
À ce jour, j’ai presque fait le tour de mes demandes, toutes refusées. La raison majeure qui ressort de ces refus est la suivante : lorsqu’on veut écrire des choses sérieuses, il faut être connu ou reconnu. Sinon, on réserve sa prose à ses proches, ou à Facebook. C’est-à-dire qu’entre 2007 et 2024, je n’ai pas réussi à percer le plafond de verre entre le statut de technicien automobile et les rayons sciences humaines des librairies. Quand on a certaines idées, quand on n’est personne, et plus encore quand on n’est personne et qu’on a certaines idées, la reconnaissance en tant qu’auteur d’ouvrages est rendue impossible, quelle que puisse être par ailleurs la qualité de la prose. Pourtant, parmi ces idées, l’une, très simple, devrait interpeler tout le monde. C’est d’ailleurs moins une idée personnelle qu’un principe collectif. Le pouvoir politique étant quelque chose à la fois d’indispensable et de dangereux, il doit être, dans la mesure du possible, placé entre les mains de personnes qui n’en veulent pas forcément. C’est ici que se loge tout l’intérêt du concept de « démocratie », ce que j’explique en particulier dans le livre. Et c’est par définition le contraire de ce qui nous est proposé à chaque élection. Malheureusement, pour l’immense majorité des Français, c’est déjà quelque chose d’inabordable, de compliqué, de rébarbatif. Par conséquent, faire entendre cette voix dans la société actuelle n’est pas envisageable, tout est verrouillé.
Je prends le risque de donner l’impression de me plaindre, et c’est sûrement un peu le cas, mais par lassitude. Mon propos consiste avant tout à faire prendre conscience aux profanes qu’en France, le secteur éditorial (et médiatique) qui concerne la production et la promotion des idées fonctionne selon les codes de l’Ancien Régime. Il n’accueille en son sein que des personnes au sang noble (dont les aïeux sont déjà sommités en la matière, les noms venant rapidement à l’esprit), des personnes adoubées par un mentor (honoré en retour par l’existence de disciples) ou de grand-bourgeois susceptibles de faire décrocher le pactole à l’éditeur par leur seul nom sur une couverture. Un livre demeure un objet qu’il faut vendre parmi les 40 000 qui sortent chaque année en France. Il faut être dans le top 40 000 pour être légitime, quitte à se retrouver noyé dans le pur divertissement. Il n’y a pas d’exception culturelle dans un secteur qui, bien qu’intellectuellement très exigeant, est à jamais économiquement chétif.
Quand on veut, on peut, mais pas en France en 2024.
Aujourd’hui, j’ai abandonné l’édition. Je suis freelance et je participe au CSE des entreprises et des institutions de la région parisienne en tant que rédacteur. Un regard transversal, et l’occasion de constater de l’intérieur les dysfonctionnements du pays, ce qui ferait d’ailleurs l’objet d’un bouquin intéressant, qui finirait dans un tiroir. Vingt ans ont passé. Cinq olympiades. Quand on veut, on peut, mais pas en France en 2024.
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