Un point de vue paru le 4 octobre 2018 sur le site de l’Observatoire des inégalités, par Denis Clerc fondateur du mensuel Alternatives Economiques.
La nouvelle stratégie de lutte contre la pauvreté constitue un changement d’orientation important. Mais oublie toute une partie de ceux qui sont en difficulté aujourd’hui.
Ce que tout le monde appelle le « plan pauvreté », dévoilé par le chef de l’État le 13 septembre dernier est dénommé officiellement « Stratégie nationale de prévention de la pauvreté ». Il vise donc moins la réduction (au moins immédiate) de la pauvreté dans notre pays que sa prévention, c’est-à-dire l’élimination des engrenages qui font que l’on y tombe de manière durable. Il s’agit donc d’un changement majeur par rapport au précédent « plan pauvreté » présenté en 2012, qui tablait notamment (mais pas uniquement) sur une hausse du RSA de sorte que le pouvoir d’achat des allocataires soit revalorisé de 10 % en cinq ans. Ce qui fut fait, mais sans grand effet sur le taux de pauvreté, passé de 14,2 % (2012) à 14 % (2016). Pour une raison simple : le RSA pour une personne seule est de 491 euros (après déduction du « forfait-logement » pour les personnes percevant une allocation logement, soit 92 % des bénéficiaires du RSA), alors que le seuil de pauvreté est de 1 026 euros : en gros deux fois plus. Augmenter de 10 % le montant du RSA ne comble qu’une petite partie de l’écart : cela améliore le sort des pauvres, mais ne les fait pas sortir de la pauvreté [1].
La stratégie qui est proposée aujourd’hui est bien différente et elle est dévoilée par le président de la République quasiment dès le début de son discours de présentation : « si nous voulons que la pauvreté ne soit plus une impasse définitive, nous devons aussi permettre à tous de retrouver le chemin du travail, (…) parce que le travail procure un salaire, un revenu, bien sûr, parce qu’il ouvre la porte à une vie sociale plus dense, plus riche, parce qu’il donne une fierté, une place dans la société et qu’il permet l’émancipation et la mobilité sociale ». En d’autres termes, ce n’est pas par l’amélioration de la protection sociale qu’on y parviendra, mais par l’emploi. Ce n’est pas faux. C’est seulement insuffisant.
Depuis 2008, l’essentiel de la progression de la pauvreté résulte de trois situations : le chômage (+ 300 000 personnes), la monoparentalité (+ 500 000, avec les enfants concernés) et les jeunes de 18 à 29 ans (+ 300 000). Or, le trait commun à ces situations est leur difficulté à accéder à l’emploi : les chômeurs parce qu’ils ne trouvent rien, les familles monoparentales parce que leur charge d’enfant(s) les en empêche, les jeunes parce qu’on ne leur propose que des emplois de très mauvaise qualité (temporaires, « ubérisés » ou à temps partiel). Face à ce constat, permettre à chacun de trouver un emploi serait donc un grand pas en avant pour sortir de la pauvreté.
La question est de savoir comment. Pour y parvenir, le plan entend s’appuyer d’abord sur l’accompagnement. De fait, l’isolement, la déprime ou le manque de formation sont autant d’obstacles qu’un chômeur doit lever. Le plan évoque à plusieurs reprises « un service public de l’insertion » et mentionne trois expériences intéressantes qui sont justement caractérisées par un travail « avec » les personnes en difficulté et non pas « pour » elles : les territoires « zéro chômeur de longue durée », Sève (des structures d’insertion par l’activité économique) et TAPAJ (Travail alternatif payé à la journée). La première tente de mailler les besoins en emplois d’un territoire réduit avec les envies ou compétences d’une personne au chômage ; la seconde accompagne dans l’emploi les personnes en difficulté recrutées par des entreprises volontaires et la troisième concerne le retour à l’emploi des personnes victimes d’une addiction. Dans les trois cas, les résultats – expérimentaux pour l’instant – sont spectaculaires.
Quant aux familles monoparentales, le handicap majeur pour dégotter un emploi n’est pas l’accompagnement, mais la garde des enfants, surtout s’ils sont petits. Le plan prévoit donc des créations de places en crèches en faveur des familles monoparentales en situation de pauvreté, de façon prioritaire et proportionnée à leurs capacités financières. Il ne s’agit pas seulement de lever un obstacle pour le chef de famille (une femme dans plus de 90 % des cas), mais aussi de favoriser la socialisation, le langage et la stimulation des enfants immergés parmi d’autres, et non pas mis à l’écart chez la voisine ou la grand-mère. Enfin, pour les jeunes, le plan prévoit qu’« aucun jeune de moins de 18 ans ne pourra se trouver sans solution et devra être, soit scolarisé, soit en formation, soit en emploi » grâce au dispositif de la « garantie jeunes », qui permet aujourd’hui à 100 000 16-25 ans de percevoir 400 euros par mois à condition de suivre un parcours de formation ou de recherche d’emploi.
Ce qui manque
Ce plan est donc cohérent : tout est mis en œuvre – financièrement également – pour que les obstacles à l’emploi soient sinon levés, du moins identifiés et pris en compte. Pourtant, quelque chose cloche dans cette mobilisation. Certes, on agit à la racine, laquelle s’appelle emploi et formation. Mais on oublie les feuilles, si l’on ose dire. C’est-à-dire le fait que, en attendant que la racine alimente le changement, il faut bien continuer à vivre et que c’est très compliqué. C’est très compliqué d’abord pour ceux dont les moyens sont des plus réduits. N’oublions pas que 2,2 millions de personnes disposent d’un niveau de vie inférieur à 680 euros mensuels et que, si leur nombre a légèrement diminué entre 2012 et 2016 (on en comptait 2,5 millions en 2012), c’est uniquement parce que le pouvoir d’achat du RSA a augmenté de 10 % entre temps. Une chose est de soutenir que la pauvreté ne peut être réduite que par la seule protection sociale, une autre est de maintenir cette protection sociale de base à des niveaux indécents. Augmenter le RSA d’encore 10 % en cinq ans, comme ce fut le cas entre 2012 et 2016, nécessiterait un milliard d’euros, mais apporterait un peu d’air aux 4 % de nos concitoyens qui disposent de moins de 20 euros par jour pour (sur)vivre et qui sont souvent les plus éloignés de l’emploi et ceux qui devront fournir le plus d’efforts pour retrouver un travail.
C’est très compliqué aussi pour certains de ceux qui sont en emploi : temps partiel, contrats courts ou « indépendants maltraités » sont légion parmi ceux qui, au cours des trois dernières années, ont retrouvé un emploi. Difficile d’en donner une estimation, et encore moins de distinguer ceux pour lesquels il ne s’agit que de débuts laborieux qui s’amélioreront, et ceux qui seront les soutiers d’un marché du travail qui se déglingue. La « loi travail » n’en dit hélas mot et les statistiques sont trompeuses. Malika, qui a trouvé un emploi de dix heures par semaine pour s’occuper de deux personnes âgées, doit vivre avec son salaire de 420 euros par mois. Même majoré de 260 euros de prime d’activité, ce salaire ne lui permet pas de vivre dignement. Elle est en emploi, mais travailleuse pauvre, comme deux millions d’autres personnes que leur emploi ne parvient pas à mettre hors d’eau.
Bref, le plan pauvreté est composé à la fois de lumières et d’ombres. Il est porteur à la fois d’espoirs et de chausse-trappes, et, comme d’habitude hélas, les plus en difficulté, les plus démunis, risquent de rester sur le carreau. Il est certes possible que cette façon de voir soit pessimiste à l’excès. Souhaitons-le. Mais les désillusions antérieures montrent que, si le pire n’est pas certain, il n’est pas non plus à exclure. Le pas en avant est réel, mais le faux pas est possible.
Denis Clerc.
Fondateur du mensuel Alternatives Économiques. Il est membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Il a notamment publié avec Michel Dollé l’ouvrage Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée, paru en 2016 aux éditions Les Petits Matins.