Un article Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités et auteur de « Déchiffrer la société française » (La Découverte, 2009) publié le 24 mai 2018 sur le site de l’Observatoire des inégalités.
Travail à la chaîne, le dimanche, la nuit, en horaires décalés… Les inégalités dans l’usage et le contrôle du temps façonnent nos modes de vie. Les plus favorisés réclament toujours plus de flexibilité pour les autres, au nom de la modernité.
Que faites-vous pour les vacances de février ou à Pâques ? Si vous avez la chance de pouvoir vous affranchir de votre travail pendant une semaine, vous êtes probablement du bon côté. Celui de la minorité qui dispose de plus de cinq semaines légales de congés payés par an et des moyens pour prendre le large. Les inégalités dans l’usage et le contrôle du temps façonnent nos modes de vie. Des millions d’actifs [1] voient leur rythme professionnel dicté par une machine, travaillent de nuit ou le week-end, n’ont aucune visibilité sur leurs horaires au-delà de quelques semaines ou doivent en changer d’une semaine à l’autre. Les écarts de rythme de travail s’accroissent entre les précaires du temps imposé et ceux qui le maîtrisent, qui réclament toujours plus de flexibilité pour les autres, au nom de la modernité. Pour justifier leurs privilèges, ces maîtres du temps se disent accablés de travail. Mais de quel travail parle-t-on ?
La durée hebdomadaire du travail ponctue la vie de ceux qui ont un emploi [2]. Les 35 heures sont encore loin pour beaucoup, notamment pour les cadres dont le temps de travail dépasse souvent le cadre horaire légal. Selon l’Insee, ces derniers travaillent 43 heures par semaine en moyenne, contre 38 heures pour les ouvriers ou les employés en temps complet [3]. La durée moyenne d’une journée de travail d’un cadre est de près de neuf heures, une heure de plus que les autres catégories sociales. Selon le Crédoc, un cinquième des salariés utilisent régulièrement les nouvelles technologies pour le travail en dehors de leurs horaires et lieux de travail habituels [4]. Dans certaines entreprises, la pression de la concurrence et de la hiérarchie peut avoir un impact sur la vie personnelle. Toute la difficulté est de savoir dans quelle mesure ce sur-travail est imposé. Et la question de la durée hebdomadaire du travail n’est qu’une partie du problème du temps. Les heures ne se valent pas.
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Par rapport à 1950, un salarié français a vu son temps de travail moyen baisser de 23 %. L’équivalent de 423 heures par an soit 35 heures par mois en moins. À l’époque, il n’était pas rare de travailler encore 50 heures et d’avoir trois semaines de congés payés. Historiquement, dans tous les pays, la part du progrès économique qui va aux salariés a toujours été répartie entre l’élévation des niveaux de vie d’un côté et la réduction du temps de travail de l’autre. En France, les étapes de la réduction du temps de travail ont marqué des conquêtes sociales, du Front populaire de 1936 avec la journée de 8 heures (durée légale), aux 35 heures par semaine de 2002, en passant par les 39 heures de 1981. À chaque fois, l’application réelle de ces avancées est beaucoup plus tardive que la décision politique. |
Environ un cinquième des salariés ont des durées hebdomadaires inférieures à la durée légale parce qu’ils travaillent à temps partiel. 8 % des hommes et 30 % des femmes sont dans ce cas en 2017. Parmi les personnes en temps partiel, un tiers déclare avoir fait ce choix faute d’avoir trouvé un emploi à temps plein (données 2015). La réalité du temps partiel contraint est beaucoup plus importante, notamment dans les milieux populaires : les deux tiers restants ne l’ont pas toujours vraiment « choisi ». Il s’agit, dans l’immense majorité des cas, de femmes. Certaines ont refusé un temps plein incompatible avec leurs contraintes de vie, soit parce que les horaires étaient trop atypiques, soit du fait de leur obligation de prendre en charge les tâches domestiques du foyer ou faute de structures d’accueil pour leurs jeunes enfants. Le temps « libéré » par un travail à temps partiel est le plus souvent occupé par des activités domestiques contraintes (voir encadré).
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Le temps disponible pour soi dépend aussi du rythme du travail domestique. Dans ce domaine, l’inégalité se passe surtout entre hommes et femmes [5]. Chaque jour, les femmes actives consacrent en moyenne 2 h 35 au ménage, soit 1 h 30 de plus que les hommes actifs (données Insee 2010). Les ménages les plus aisés font prendre en charge une partie du temps domestique le plus ingrat – notamment le ménage – par du personnel à domicile. Pour les femmes de milieux populaires qui exercent à plein temps – notamment dans les métiers les plus pénibles – l’accumulation des tâches professionnelles et domestiques est la plus difficile à vivre. |
Le temps flexible du travail
Le rythme des heures à l’intérieur de la journée de travail compte aussi [6]. Un cinquième des salariés a des horaires variables selon les jours, fixés par l’entreprise, selon le ministère du Travail (données 2016). D’autres alternent par équipe sur deux ou trois-huit : c’est le cas de 15 % des ouvriers (la proportion était à peu près équivalente en 1984) contre 1 % des cadres, pour une moyenne de 7 %. Une partie des actifs occupés ne connaissent pas leurs horaires du mois à venir : 16 % des cadres sont concernés, contre 27 % des ouvriers non qualifiés et 24 % des ouvriers qualifiés et des employés de commerce et de services. Ces statistiques sont trompeuses car elles mélangent une variation choisie (ou plus ou moins négociée) des horaires pour les plus favorisés, et une contrainte pour les autres, afin de s’adapter à la demande des entreprises.
Enfin, pour une partie des employés des services notamment, des caissières d’hypermarché aux femmes de ménage, la journée est morcelée en fonction des besoins de l’employeur. Deux heures le matin, une heure l’après-midi, une autre le soir. Une coupure souvent associée au temps partiel qui fait que quatre heures de travail au total ne permettent pas vraiment de disposer dans la journée d’un temps pour soi, pour le repos ou pour une autre activité.
Travailler quand la société est au repos
En fonction de leur position dans la journée ou la semaine, les heures de travail ne se valent pas. Une heure de 19 h à 20 h pour une femme de ménage qui nettoie les bureaux n’est pas équivalente à une heure entre 10 h et 11 h du matin. Idem pour celles du dimanche de la vendeuse dont le magasin est ouvert. Près de 30 % des salariés travaillent occasionnellement le dimanche (donnée 2016) [7], un grand nombre sont employés dans le commerce, l’hôtellerie et la restauration, ainsi que dans les services publics (hôpitaux, police et gendarmerie notamment). Près de la moitié des employés de commerce travaillent le dimanche, contre 27 % des cadres. Là encore, on manque de détails : préparer un dossier ou un cours le dimanche soir après s’être détendu la journée n’a pas grand-chose de commun avec passer sa journée dans un magasin ou un hôpital. 15 % des salariés travaillent au moins occasionnellement la nuit entre minuit et cinq heures du matin. C’est le cas de 25 % des ouvriers qualifiés, contre 12 % des cadres.
La flexibilité contrainte des horaires – le fait qu’ils soient décalés des habitudes et du rythme de l’ensemble de la société – se répercute sur les modes de vie et les relations sociales. La part des salariés qui estiment que leurs horaires de travail s’accordent très bien avec leurs engagements sociaux et familiaux hors du travail est passée de 41 % à 31 % entre 2000 et 2010 (donnée la plus récente disponible), d’après les enquêtes Eurofound, citées par le Crédoc. Ce qui est supportable tant que l’on est jeune pour une période temporaire devient un poids quand cette norme s’installe à l’âge adulte. Elle a aussi des conséquences sur la santé. Travailler de nuit impose d’alterner un rythme de nuit et un rythme de jour, notamment durant les congés, ce qui est contraire aux rythmes biologiques. Selon le ministère du Travail, avoir travaillé 15 ans ou plus de nuit augmenterait de 50 % le risque d’être limité par un handicap dans ses activités quotidiennes. 43 % des salariés qui travaillent de nuit estiment qu’ils ne tiendront pas de tels horaires jusqu’à 60 ans [8].
Les temps de transports domicile-travail grignotent le temps libre |
Les temps de transports domicile-travail mangent une partie du temps libéré. Dans ce domaine, les cadres sont pénalisés : ils mettent en moyenne 28,5 minutes pour se rendre sur leur lieu de travail contre 20 minutes pour les ouvriers, soit un quart d’heure d’écart aller-retour par jour (données Insee 2008). Les distances entre le domicile et l’emploi se sont allongées. Une partie des couches moyennes sont allées chercher à la périphérie de la ville des logements à des prix plus abordables et des surfaces plus grandes, avec un jardin. En contrepartie, elles acceptent des temps de déplacement qui empiètent sur leur vie. C’est surtout pour elles que le temps de loisir est réduit. 14,4 % des cadres et 9 % des professions intermédiaires mettent plus de 45 minutes pour se rendre au travail, contre 5,4 % des ouvriers. |
Le rythme du temps long
L’inégalité face au temps dépend aussi de rythmes beaucoup plus longs. La précarité des contrats de travail modèle la vie de millions d’actifs. 12 % des salariés ont un contrat précaire, mais c’est le cas d’un quart des ouvriers non qualifiés et de 52 % des 15-24 ans en emploi selon l’Insee (données 2014). Chez les jeunes de milieux populaires, la précarité est quasiment généralisée. Au bout du compte, trois ans après la sortie des études, 71 % des enfants de cadres supérieurs vivent dans un logement autonome, contre 45 % pour les enfants d’ouvriers (données 2010 du ministère des Solidarités [9]). Les horizons de vie, la capacité à se projeter dans l’avenir, deviennent inégaux. L’intérimaire vit au gré des missions. Le salarié en CDD ne peut faire de projets au-delà de la durée de son contrat. En pratique, ces statuts rendent la location d’un logement, les départs en vacances ou l’installation en couple beaucoup plus difficiles.
Entre la sortie du système scolaire et l’insertion durable dans la vie professionnelle, une période de plus en plus longue de précarité s’installe pour les moins qualifiés. En période de crise, les salariés disposant du statut de la fonction publique, assurés de la stabilité de leur horizon professionnel, ont une garantie sur leur avenir économique, avantage énorme sur les autres salariés. Dans le privé, la coupure se fait entre les diplômés – qui disposent d’un capital de reconversion en cas de difficultés de l’entreprise qui les emploie – et les peu qualifiés, qui supportent l’essentiel du poids du chômage, ainsi qu’entre petites et grandes entreprises.
Tout au long de l’année, pour les actifs, la possibilité de trouver du temps pour soi dépend du nombre de jours de congés. Cinq semaines selon le droit du Travail, complétées par une dizaine de jours fériés. Les inégalités sont là aussi imposantes. Dans le secteur privé, les cadres disposent en moyenne de 33 jours de congés contre 26 pour les ouvriers, respectivement 41 et 36 dans le public (hors enseignants) [10]. Ils rattrapent ainsi une partie de leur temps hebdomadaire plus long. Chez les enseignants [11] et dans les entreprises qui appliquent les conventions collectives les plus favorables, le nombre de jours de congés est bien plus élevé, et peut atteindre une douzaine de semaines sur une base de 39 heures hebdomadaires du fait des jours des RTT.
Enfin, dans le rythme des temps, celui passé à la retraite compte beaucoup. Seule une poignée d’irréductibles – artistes, savants ou hommes politiques – n’arrivent pas à décrocher tant ils s’épanouissent au travail. Les cadres ont tendance à cesser leur activité un peu plus tard, mais ils disposent d’une espérance de vie supérieure. Du fait d’emplois moins pénibles physiquement, ils vivent en moyenne six années de plus que les ouvriers. Le ministère des Solidarités a calculé une espérance de durée de retraite [12]. Chez les hommes, les cadres disposeraient de 22,7 années, contre 19,9 années pour les ouvriers. Chez les femmes, les cadres auraient une espérance de retraite de 28,5 années, contre 25,6 pour les ouvrières (données 2008). L’inégalité est majeure : les cadres peuvent profiter de trois ans de plus que les ouvriers, une fois la période du travail terminée. Réparti sur l’ensemble de la vie active, cela représente presque un mois de congés par an. Cet écart se double d’une inégalité selon les sexes, pour une fois profitable aux femmes, de l’ordre de cinq années.
Qui sont les maîtres du temps ?
Pourquoi le débat sur le contrôle du temps est-il bien moins présent que celui sur les écarts de revenus ? La crise a accentué les difficultés financières des plus démunis : pour beaucoup, l’essentiel est d’obtenir un peu de pouvoir d’achat, non de travailler moins. À quoi sert d’avoir du temps, si l’on n’en profite pas dans une société marchande ? Ce n’est pas la seule explication. Ceux qui maîtrisent le mieux le temps, aussi bien dans le public que le privé, occupent les emplois les moins pénibles et disposent des revenus pour en profiter. Ils n’ont aucun intérêt à mettre cette question sociale sur la table. Ils vivent dans une société moderne et flexible dont ils jouissent pleinement. Protégés par leur statut, leur activité ou leur diplôme, ils ferment les yeux sur l’armée des flexibles qui font tourner l’économie en décalé et exercent les tâches les plus ingrates, à la maison comme dans l’entreprise. Les premiers achètent le temps des seconds du fait du niveau des écarts de revenus. Une partie du leur temps libre des plus favorisés consiste à organiser leurs futurs loisirs (congés, fêtes, activités, sorties, etc.), activité qui ressemble… à un travail.
En face, la main-d’œuvre la moins qualifiée subit les horaires morcelés, flexibles ou décalés par rapport au rythme de la société. Les tâches domestiques viennent limiter le temps libre des femmes, en particulier de celles qui n’ont pas les moyens d’avoir recours aux emplois à domicile. Cette situation, qui pouvait être supportable tant qu’il s’agissait de jeunes pendant une courte période, avant d’intégrer des rythmes sociaux plus régulés, l’est de moins en moins quand elle s’installe dans la durée.
Du débat sur les 35 heures à celui sur le travail du dimanche ou de nuit, en passant par la flexibilité des horaires et du contrat de travail, la pression est de plus en plus grande pour dégrader encore la capacité à maîtriser son temps. Les maîtres du temps ont besoin qu’une main-d’œuvre croissante se rende à leur disposition, qu’importe l’impact sur son temps à elle, sa vie quotidienne. Une économie de services se transforme en économie de serviteurs. La dérégulation des temps sociaux, renforcée et soutenue par cette élite moderniste, nourrit la flexibilité du travail. Une société duale dans l’accès au temps s’installe comme dans l’accès à l’emploi : on peut faire semblant de ne pas la voir, mais il ne faut alors pas se plaindre quand ceux qui la subissent expriment leur mécontentement par rapport à ceux qui l’organisent.
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Auteur de Déchiffrer la société française, La Découverte, 2009.
[1] La plupart des données utilisées dans cet article portent sur les salariés. L’univers des non-salariés est encore plus marqué par les inégalités, avec des écarts encore plus grands selon les statuts (du maçon au chirurgien). Il est aussi moins connu des statistiques.
[2] Nous ne traitons pas de la question des inégalités dans les activités de loisirs et leur organisation.
[3] « Temps et conditions de travail – Emploi, chômage, revenus du travail – Édition 2017 », Insee Références, juillet 2017.
[4] « La société des loisirs dans l’ombre de la valeur travail », Régis Bigot, Emilie Daudey, Sandra Hoibian, Cahier de recherche n° 305, Crédoc, décembre 2013.
[5] Voir « 25 ans de participation des hommes et des femmes au travail domestique : quels facteurs d’évolution ? », Clara Champagne, Ariane Pailhé, Anne Solaz, Document de travail n° 203, Ined, 2014.
[6] Pour aller plus loin : « Les salariés les moins qualifiés face aux horaires de travail », Observatoire des inégalités.
[7] Voir : « Les salariés les moins qualifiés inégaux face aux horaires de travail », Observatoire des inégalités.
[8] Voir « Les travailleurs de la nuit : surtout des hommes peu qualifiés », Centre d’observation de la société, 25 septembre 2014.
[9] Voir « Les jeunes de milieux populaires accèdent difficilement à l’autonomie », Observatoire des inégalités, 11 octobre 2014.
[10] « Les congés payés et les jours de RTT : quel lien avec l’organisation du travail ? », Dares analyses n° 54, ministère du Travail, août 2017.
[11] Voir « Temps de travail des enseignants du second degré du public », Note d’information, n° 13.13, ministère de l’Éducation nationale, juillet 2013.
[12] Voir « Espérance de vie, durée passée à la retraite », Virginie Andrieux et Cécile Chantel, Dossiers Solidarité et santé, n° 40, juin 2013.
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