En septembre 2015, était diffusé sur France 5, un documentaire de Claire Lajeunie sur les femmes de la rue intitulé « Femmes invisibles ». Ce documentaire de 60 minutes qui retrace le parcours de ces femmes qui se cachent pour se rendre invisible et ainsi se protéger des violences dont elles sont quotidiennement victimes, est touchant, plein d’humanité et édifiant sur les failles du système de protection sociale. On estime aujourd’hui qu’elles sont près de 7000 à vivre ainsi, entre errance et foyer d’un soir. Pendant plus d’une heure, le spectateur rencontre ces femmes d’âges différents dans leur quotidien difficile. Toutefois, ce n’est jamais avec un regard de misère que la réalisatrice, Claire Lajeunie, nous présente ces parcours de vie.
Parmi ces femmes, il y a Martine – 53 ans au moment du tournage. Une femme touchante, douce, discrète et toujours souriante, qui n’ose pas dormir dans la rue par crainte pour sa sécurité. Elle choisit alors de rester dans le bus de nuit qui fait le tour de Paris, usant de l’oeil bienveillant d’un chauffeur qui, sans qu’il le sache, prend soin d’elle. On ne peut pas rester insensible devant cette quinquagénaire fragile. On se surprend à la fin du reportage, à se demander comment elle va tant sa vulnérabilité est frappante.
« J’ai rencontré Martine, mardi dernier, lors d’un passage à Paris. »
Mardi dernier, alors que je suis de passage sur Paris pour voir des amis, nous choisissons de nous donner rendez-vous à la Gare Montparnasse. Il est près de 21h30 et la foule environnante, remplie de jeunes gens d’une vingtaine d’années, s’apprête à fêter Halloween. Déguisements de fantômes et de zombies se côtoient dans une ambiance particulière et hors du temps. Ces visages que je croise, maquillés pour beaucoup, comme le sont les participants de la Dià de los Muertos (journée des morts mexicaine), me donnent l’impression d’être dans un entre-deux du monde, entre réalité et onirisme. Des gens rentrent dans la gare, d’autres en sortent, beaucoup sont venus pour aller dans la boite de nuit adjacente à la station. D’autres ne sont que des voyageurs, seuls ou avec leur familles. Dans un vacarme typique de foule, ce fourmillement sociétal, j’aperçois au loin une petite dame qui monte les escaliers. Je n’y fais pas attention au début et puis, en s’approchant, mon regard s’arrête plus longuement.
Armée de son sac à dos, de son énorme cabas de supermarché, Martine s’avance dans ma direction et me croise. Je la reconnais et la regarde avec une étrange familiarité. Elle ose un regard furtif à mon attention mais baisse aussitôt les yeux. Je perçois ici, la pudeur des gens de la rue, celle de croiser un regard étranger voire même, une manière d’éviter la relation, possible source de conflit dans ce dur monde qu’est celui de la rue, lieu qu’elle maitrise bien mieux que moi. Elle me dépasse et s’engouffre rapidement dans la gare, je me retourne et tente de ne pas la perdre de vue, partagé entre mon envie de lui courir après, de lui dire que je l’ai reconnue, de l’encourager, de lui adresser mes voeux, ou de faire ou dire quelque chose que je n’ai pas encore décidé. Mais je sais aussi que mes amis vont arriver. Je ne peux pas leur faire faux bond. Et puis après tout, elle n’en saura rien, Martine, de mon intention. On ne se connait pas et mon égoïsme passera inaperçu. Finalement, personne n’en saura rien.
Mes amis arrivent, nous partons. L’histoire qui s’est déroulée dans ma tête comme une alternative à la réalité, a été rattrapée par le pragmatisme déconnecté de nos vies. Retour à cette réalité de désintérêt social généralisé. Nous passons une longue soirée tous ensemble, puis vers 23h nous décidons de nous quitter. Nous marchons vers la bouche de métro la plus proche et mes amis m’indiquent la ligne à prendre. Mais je choisis de ne pas les quitter ici. A la place, je veux marcher un peu, prendre la station un peu plus haut. Intérieurement, je me dis que je veux essayer de revoir cette petite dame, lui offrir un petit instant de répit, de respiration, discuter avec elle, lui montrer que le monde qui fourmille, a encore en lui des inspirations d’humanité.
« Il semble que la frontière qui sépare les gens de la rue et les autres, s’est évaporée comme celle des vivants et des morts »
Je remonte vers Montparnasse, m’engouffre moi aussi dans cette antre du rail. Je ne mets pas longtemps à la retrouver. Martine est là, face aux voies, discutant avec une dame d’environ son âge, visiblement voyageuse en attente. Je viens vers elle, me présente, lui dit que je connais Claire Lajeunie, que si elle veut bien, je lui offre un café ou quelque chose de chaud, ici ou ailleurs. La dame à coté me regarde en souriant, et reprend à demi-mot mes paroles, « peut-être ailleurs où il fait plus chaud ». J’acquiesce et nos regards se croisent et se comprennent comme deux complices d’une histoire qui n’est pas vraiment la leur.
Martine est accessible, fidèle à l’image donnée par le documentaire. Elle semble plus vieillie que dans mes souvenirs télévisuels mais en même temps, elle semble moins fatiguée. Quand nous quittons la « voyageuse », Martine échange un stylo avec elle en contrepartie d’un don de 20 euros que vient de lui faire la dame, devant moi. « J’attend ma fille » me dit-elle. L’échange entre ces deux femmes est simple. Sincère. Il y a comme une amitié qui s’est nouée entres elles. Pendant que Martine réunit ses affaires, la dame qui attend sa fille me dit qu’elles se parlent tous les soirs depuis quelques temps. Il n’y a pas de doute, l’air qui embaume cette soirée d’Halloween est bien étrange: Il semble que la frontière qui sépare habituellement les gens de la rue et les autres, s’est évaporée comme celle des vivants et des morts.
Nous nous dirigeons vers un café en contrebas. Nos discussions tournent d’abord autour de sa situation du jour. Nous échangeons des généralités comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Je suis frappé par cette capacité à donner d’elle-même, malgré ce qu’un étranger peut représenter aux yeux d’une personne qui vit dans la rue. Nous arrivons dans ce café ouvert toute la nuit, des airs de jazz résonnent et la clientèle est mélangée. Nous retrouvons une partie des jeunes venus faire la fête dans le quartier. Le temps s’est arrêté, comme suspendu, entre fantômes d’un soir, souvenirs d’une dame discrète, douce et fragile, airs de musiques vivaces et la chaleur de ces cafés que nous avons commandé au serveur. Il fallait voir le regard perplexe de ce même serveur, quand je suis arrivé et que je lui ai demandé de prendre commande. Un grand gaillard comme moi et cette petite dame visiblement issus de deux mondes qui s’ignorent et qui s’installent ensemble.
Nous échangeons un peu nos vies, elle me raconte la sienne, sa situation, quelques bribes d’histoires personnelles. Je reste là, muet, attendrit, accompagnant, l’écoutant au grès de ses pérégrinations… Et puis je la vois décliner au détour d’un souvenir qui semble plus dur à dire. Il est temps pour moi d’échanger les rôles. Je lui raconte des souvenirs drôles, que je vis ici, ailleurs, comment je me suis perdu en venant à Montparnasse, et puis petit à petit je vois son sourire, elle rit, et j’aperçois avec bonheur ce visage marqué, qui s’illumine et qui se détend enfin. La tête baissée qui me fait face depuis le début de notre rencontre se relève enfin. Elle relève les épaules, le contact, le vrai, est enfin établi. Quel bonheur de donner un peu de son temps à cette petite dame toute fragile. Je ne peux m’empêcher de me dire que ce soir, alors que je serai dans mon lit, elle sera surement quelque part dehors, dans ce froid qui vient de s’installer un peu partout en Europe.
Au bout d’une bonne heure et demie, je lui dis que je dois la quitter car je dois prendre le dernier métro. Elle voulait pourtant me payer un café en retour: Incroyable ! Cette femme qui n’a rien me propose de me rendre la pareil.
La vertu de la pauvreté est la générosité, disait Camus et cette dame venait d’en montrer l’exemple. « – Mais Martine, vous n’allez quand même pas me payer un café ! » lui dis-je. « – Et pourquoi pas ? La dame avant, m’a donné 20 euros ? C’est incroyable non ? ». Je la quitte la dessus, échangeant encore quelques sourires et nos coordonnées. Je vais voir le serveur, vérifie que tout est réglé et que rien ne restera à sa charge. Son regard interrogateur du début de soirée a été troqué par un sourire bienveillant. Je crois qu’il a compris.
La raison du vivre-ensemble, la cohérence de toute société, est l’expression de cette même humanité qui nous relie
Je quitte le bar, me dirige vers la bouche de métro la plus proche, me rappelant que c’est ce que nous devrions faire de temps en temps.
Si chacun d’entre nous prenait une heure de son temps, en mettant de coté cette peur – non fondée – qui nous sépare de celui qui vit dans la rue ou qui peine à exister, alors nous retrouverions notre part d’humanité. La raison du vivre-ensemble, la cohérence de toute société, est l’expression de cette même humanité qui nous relie. Pendant cette heure donnée, la seule chose qui saura résonner dans les yeux de celui ou celle que vous écouterez, sera le sentiment qu’il est le seul être qui importe à vos yeux. Il pourra alors s’appuyer sur vous pour se sentir exister en tant que « je », dans cette société qui nous rend invisible aux yeux des « nous ». Il saura user de votre don, de celui d’un autre et de tant d’autres encore qui suivront, pour rebondir et redevenir un acteur à part entière de ce monde où la notion de solidarité ne sera plus réservée aux seules dénominations d’associations de réinsertions.
Le documentaire de 60 minutes de Claire Lajeunie, « Femmes invisibles, survivre dans la rue » a été diffusé Mardi 29 septembre à 20h40 sur France 5 (« Le Monde en Face »)