Après 19 ans dans le privé, j’ai travaillé 24 ans à France-Télécom. Puis j’ai pris ma retraite au tout début de 2005. Bientôt 15 ans déjà. J’étais contrôleur, c’est à dire un fonctionnaire d’exécution, attaché au service des dérangements téléphoniques. Le « 13 », pour ceux qui sont nés avant le smartphone et la 5G.

Et gratuit en plus, le 13 !

Deux petits chiffres à composer faciles à retenir, même pour les mamies nées au temps des demoiselles du téléphone, celles qui s’enfichaient éperdument de vos conversations téléphoniques, surtout quand elles pouvaient écouter discrètement tous les cancans de la ville. Et gratuit en plus, le 13 ! Tout comme les renseignements, alias le « 12 », gratuit aussi, où vous pouviez papoter trois heures et vous faire donner la moitié des numéros de l’annuaire sans que ça vous coûte un centime !

Or, mes bons amis, c’est en mars 1981 que j’ai pris mon premier poste, de fonctionnaire je veux dire, à 37 ans passés, juste avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, le 10 mai… Juste avant l’arrivée du premier ordinateur dans le service … Rendez-vous compte, l’ensemble du réseau téléphonique français venait tout juste de passer à l’automatique, plus besoin des rombières pour mettre le machin dans le truc, ça roulait tout seul, de Dunkerque à Cambarrousset et de Saint-Pol-de-Léon à Geispolsheim-Gare… Et pas un ordinateur à l’horizon !

Mais nous étions fonctionnaires, hein, donc fainéants, jaloux et incapables

Tout ça vous avait un petit air d’ambiance pépère où chacun savait ce qu’il avait à faire, et le faisait sans faire de chichis juste ce qu’il faut pour que ça tourne sans a-coups, sans crises de nerf ni grands sauts par les fenêtres… Et d’une qualité de réseau à faire pâlir d’envie le voisin suisse auquel on damait le pion pour la qualité et la rapidité du rétablissement des pannes… Mais nous étions fonctionnaires, hein, donc fainéants, jaloux et incapables… Et les PTT, puis France Télécom, versait bon an mal an quelques milliards de francs au budget de l’Etat, juste pour dire comme nous  coûtions cher à la société tout fonctionnaires que nous étions !

Apparemment, les infrastructures financées par l’Etat, donc par les contribuables, donc les citoyens, donc vous et moi,  arrivaient au moment où elles étaient amorties, et ou elles commençaient à dégager des bénéfices … Et les propriétaires  que nous étions en tant que citoyen(ne)s de ce pays, commencions à en percevoir les fruits sous forme de versement des excédents au budget général, allégeant d’autant le montant des impôts nécessaires au fonctionnement des services publics … Cinq milliards de francs par an, ce n’est pas rien, vous en conviendrez ! Je le sais, c’est nos chefs qui nous l’ont dit, « on fait mieux que les Suisses, 93% de taux de relève de rétablissement des lignes en moins de 48 heures samedi et dimanche compris, tout ça gratuitement, va falloir un peu lever le pied, c’est le dernier 1% qui est le plus cher »…

Déjà la course à la rentabilité pointait son nez..

Déjà la course à la rentabilité pointait son nez… On voit le résultat aujourd’hui : allez vous faire dépanner par je ne sais pas qui, un sous-traitant d’un opérateur basé au Luxembourg pour les impôts et en slovaquie pour le coût du travail … Chouette la « concurrence libre et non-faussée » ! Même en payant, les amis, le client c’est le roi avant de signer le contrat, après, va te faire voir ! Et allez leur demander de verser ne serait-ce qu’un milliard d’Euros de contribution au budget général prélevés sur leur bénéfice, l’optimisation fiscale, vous connaissez ?

Et puis, les computers sont arrivés… Super, les « computers », ils font des tas de choses que l’homme ou la femme n’aiment pas trop faire, comme compter des trucs, ça c’est une chose qu’ils font bien , les computers, compter… Compter les coups de téléphone, les sous que rapportent les gens qui parlent au téléphone,  compter les minutes, puis les secondes, puis les millisecondes, puis les nanosecondes, les terasecondes, et je vous passe la suite… Les computeurs, ce serait bien s’ils se contentaient de soulager la peine des gens, mais pour la surveillance, ils sont pas mal non plus… Et puis quand on veut arrêter le compteur, il est trop tard. le compteur n’arrête plus de compter : les minutes passées au cabinet, celles à fumer la clope dehors, celle où le temps moyen de conversation en année glissante dépasse de 5% l’objectif fixé lors de l’entretien individuel annuel… On avait dit 60 appels à l’heure, monsieur Dédé, et non 32 appels, ce qui était la moyenne exigée il y a cinq ans, autant dire à la préhistoire…

C’est qu’entre-temps, les trains-parcs ont disparu… Oui, je  disais « les trains-parcs », et non Jurassik-Park. Vous ne savez pas ce qu’était un train-parc ? Je vous rassure, moi non plus jusqu’à une date récente, je ne savais pas ce que c’était.

Je savais que ça avait existé, mais je croyais que ça portait un autre nom, comme « train de secours » ou quelque chose comme ça. En bon agent de base des PTT, puis de France-Télécom, je savais qu’il existait un « Plan Cristal », sorte de branle-bas de combat de toute la machine communiquante en cas de catastrophe d’ampleur qui surviendrait sur le territoire, comme une tempête, un cyclone, un tremblement de terre, que sais-je, de ces choses qui n’arrivent jamais ou alors tous les cent ans, ou tous les mille ans, va savoir…

Ce plan Cristal prévoyait de rétablir au plus vite  les communications d’un territoire dévasté selon un ordre de priorité rigoureux : raccorder d’abord les hôpitaux, puis les préfectures, les Mairies, les bâtiments publics, les infrastructures industrielles, que sais-je, et pour cela, il fallait acheminer sans délai tout le matériel nécessaire pour remettre en état de fonctionnement le réseau de télécommunications de la zone sinistrée… C’est pourquoi en différents coins de France, stationnaient m’a-t-on dit, trois trains chargés de poteaux, de groupes électrogènes, de centraux téléphoniques, de rouleaux de câbles de tous calibres et de toutes sections, mais aussi des wagons de voyageurs destinés à transporter des équipes de techniciens volontaires chargés de renforcer leurs collègues du lieu pour remettre au plus vite en place un réseau provisoire pour redonner vie à la région sinistrée…

Ainsi, en cas d’improbables catastrophes simultanées en trois points du terriroire, trois trains pourraient être sur place en une nuit et se mettre au travail de réparation dès le lendemain.

Donc, il y avait en ces temps lointains, je parle d’avant l’entrée en bourse de la Société Anonyme France-Télécom, pas encore Orange mais presque, trois trains pas très flamboyants mais en état de marche, stationnés en permanence sur des voies de garage en attendant une hypothétique éruption volcanique, un improbable tremblement de terre, un supposé ouragan qui justifieraient leur longue et coûteuse immobilisation par la promptitude de leur arrivée sur site.

… très important pour la rentabilité, les manques à gagner !

Mais voilà : nous sommes maintenant en 1999, en septembre pour être précis. Depuis le 1er janvier 1998, France-Télécom est théoriquement ouverte à la concurrence. Ca ne se fait pas encore sentir, mais le processus est lancé. Et les computers, qu’on appelle maintenant des ordinateurs, continuent de compter, compter, compter. Ils en ont compté, des choses, des trucs, des gens, des appels, ils commencent à compter des flux, des données, des images, des présences, des absences. des coûts, des manques à gagner, très important pour la rentabilité, les manques à gagner !

Et ils comptent les trains, les wagons des trains, et  le matériel sur les wagons des trains… Ils trouvent que c’est cher, toutes ces centaines de mètres de trains qui rouillent sur place et dont il faut payer le stationnement, tout ça pour quoi ? Pour une catastrophe qui ne viendra peut-être jamais ? Quoi? Il y a même des tambours de câble sur ces plateformes vétustes ? Va savoir combien de fois 600 mètres de 900 paires immobilisés, au prix où est le cuivre? Allez! Tout ça à la réforme, et ces rouleaux de câbles nous permettront d’éviter d’en acheter pendant une certain temps  pour les réparations, zéro stock c’est la b.a.ba de la gouvernance d’entreprise, on vous a pas appris ça à Sup de Co les cocos ? Exit les trains préhistoriques, le Nouveau Monde n’a que faire de ces vieilleries !

Du 26 au 28 décembre 1999 … deux tempêtes d’une violence inouïe  ravagent simultanément le nord et le sud de la France

Du 26 au 28 décembre 1999, soit deux mois à peine après la suppression des trois trains-parcs, deux tempêtes d’une violence inouïe  ravagent simultanément le nord et le sud de la France, coupant toutes les communications téléphoniques de ces régions, en même temps que l’électricité. Des arbres abattus par millions, des milliers de poteaux arrachés, dépouillés de leurs câbles téléphoniques, des routes impraticables, des monuments millénaires ébranlés… La région de Bordeaux et toute la Normandie parmi les plus touchées, un train dans la nuit et au petit matin, les équipes auraient été à pied d’oeuvre avec tout le matériel pour commencer à remettre de l’ordre dans cet apocalypse qu’aucun algorithme n’aurait pu prévoir…

Il s’ensuivra une période de plusieurs semaines de confusion totale au cours desquelles il sera extrêmement difficile de savoir précisément ce qui se passait sur les zones sinistrées. J’étais alors encore affecté au service des dérangements téléphoniques du Haut-Rhin, et il était quasiment impossible aux habitants de nos régions d’avoir des nouvelles de leurs proches, de leurs clients ou de leurs fournisseurs, dans les régions touchées. Il a fallu extrêmement longtemps pour que tout revienne à la normale. Des semaines de vie économique perdues par souci d’économiser quelques kilomètres de câble de cuivre  et l’entretien de quelques locos fatiguées, des dégâts financiers et humains autrement costauds que quelques vitrines éclatées par des gilets jaunes, hein ?

Je ne sais pas comment s’est organisé pendant tout ce temps le transport des gens et du matériel, mais on ne m’enlèvera pas de l’idée que sans ces trains tout équipés et prêts à démarrer, rouler dans la nuit et arriver le lendemain matin sur place, ça n’a pas dû être de la tarte pour rassembler et acheminer tous les moyens d’intervention et les équipes de remise en état ! Les trains fantômes ça ne roule pas, à part dans la tête des utopistes de la « rentabilité uber alles ! » qui confondent la réalité avec les chiffres qu’ils voient sur leur écran d’ordinateur…

… les gilets jaunes, c’est pas pour de vrai, c’est juste pour faire des images au 20 heures !

Pourquoi ressortir cette vieille histoire des temps du chemin de fer planplan et de la Marine à Voile ? Parce que ça fait maintenant vingt ans, et nous sommes toujours lancés sur la même ligne du « ça ne peut pas arriver, voyons ! » Ca ne peut pas arriver, les gens qui dorment dans la rue, qui fouillent dans les poubelles ou qui sont virées parce qu’elles ont gardé les tickets de réduction de la cliente qui n’en voulait pas !  On n’est pas au Venezuela, ici, ni en Lybie, ni au Bangladesh alors circulez, ou c’est que vous aimez  perdre un oeil ou une main, les foules en errance, les gilets jaunes, c’est pas pour de vrai, c’est juste pour faire des images au 20 heures !

Saura-ton jamais qui a donné l’ordre de démanteler le trains-parcs ? J’aimerais bien lui dire deux mots à celui-là, et à son chef, et au chef de son chef ! Il est où maintenant d’ailleurs ? A la retraite comme moi, sans doute, après une carrière jalonnée de promotions et peut-être de pantouflage dans le privé, chez Bouygues télécoms, pourquoi pas, le carnet d’adresse et l’expérience au service de l’Etat, ça n’a pas de prix ( contrairement aux tâcherons qui n’ont que leurs bras et leur sourire à vendre ) après avoir pris la bonne décision pour que le fruit Orange soit le plus juteux possible quand il tombera dans l’escarcelle des actionnaires…

… en ce moment ils sont occupés à fermer les maternités, à vendre les aéroports aux Chinois et à nous concocter une réforme de l’assurance-chômage sans chômeurs et de l’assurance maladie sans malades, …

On est capable de faire transiter un milliard d’ordres par seconde sur un câble tiré tout droit tout exprès pour faire gagner un milliardième d’euro en spéculant sur les monnaies par aller-retour à quelque « créateur d’emploi » fort occupé à se dorer la pilule aux Bahamas. Mais on n’est pas foutu de renvoyer  tous ces tueurs de trains-parcs à la niche d’où ils n’auraient jamais dû sortir… Car ils continuent de sévir en toute impunité, et plus encore avec les honneurs… Je crois même qu’en ce moment ils sont occupés à fermer les maternités, à vendre les aéroports aux Chinois et à nous concocter une réforme de l’assurance-chômage sans chômeurs et de l’assurance maladie sans malades, où à plus forte raison, les trains-parcs n’ont pas leur place… Mais ne leur cherchez pas de poux, ils ont droit sinon à votre indulgence, du moins à celle de leur mentor qui prend l’Elysée pour un open space de start-up !

Et après ils vont se plaindre de la violence qui monte de la société, et qui n’est que la monnaie de la pièce qu’ils n’arrêtent pas de remettre dans le bastringue, jusqu’à ce qu’il explose… Mais vous savez, depuis les Bahamas, ou des Iles Vierges ou Caîman les bien-nommées, l’explosion du bastringue, ça fait un tout petit bruit, et puis ça fait de belles images à la télé…

Alors les trains-parc des Télécoms, d’EDF ou de la SNCF, ces vieilles lunes, ça ferait de jolies séries télé, pour la nostalgie, et avec une bonne audience, ça en fait, des euros en plus dans le bas de laine …

DEDE-LA-VIEILLE-LUNE

André BARNOIN dit Dédé, de Mulhouse (68)

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