Le 22 mai 1946, il y a 75 ans, avec la loi Croizat de la généralisation de la sécurité sociale s’ouvraient « les jours heureux »
« De votre combat contre la barbarie, et de la grande épreuve que vous avez traversée naitra la sécurité sociale. Désormais nous en finirons avec la terreur de la souffrance et de la maladie. Mais le chantier nécessitera un engagement total car il ne pourra naitre que de vos mains. Tout est à construire. Et tout dépendra de vous ! » C’est ainsi qu’Ambroise Croizat, ministre du travail, ouvrit le 15 janvier 1946 devant une assemblée de militants CGT à St Denis « l’’œuvre » de la sécurité sociale.
L’utopie du Conseil national de la résistance prenait d’un coup la réalité d’un défi. Dans un pays où la majorité de la population n’a aucune couverture sociale, il s’agira de mettre l’homme en « tranquillité sociale » de la naissance au décès et de transformer ce qui n’était qu’un simple mécanisme d’assurance inégalitaire en un droit universel et obligatoire couvrant l’ensemble de la population. Sur le terrain l’ambition est à la hauteur des rêves : substituer aux 1093 caisses d’assurances existantes 113 caisses de sécurité sociale, chacune regroupant l’ensemble des « risques sociaux » : maternité, maladie, vieillesse, accident du travail.
Le socle du nouveau système repose sur deux principes nouveaux : la solidarité et la démocratie. Ce dernier, inscrit dans l’ordonnance du 4 octobre 1945, sera plus tard réitéré par Ambroise Croizat : «Le seul moyen de garantir l’accès du droit à la santé pour tous repose sur une l’institution gérée par les intéressés eux-mêmes». Désormais les conseils d’administration des caisses seront dirigés ainsi : 3/4 des sièges aux salariés, 1/3 aux patrons ».
Un véritable ilot de socialisme dans une France ruinée !
« Comment ne pas s’enthousiasmer devant une telle œuvre à bâtir, raconte M. Petit, président de la caisse de Savoie. Un monde nouveau s’ouvrait ! Nous allions en finir avec les aléas de la maladie et de la vieillesse. Plus fort encore nous allions nous emparer d’une grande partie du capital pour l’orienter uniquement vers le bien être des gens sans passer par la poche des actionnaires. Un véritable ilot de socialisme dans une France ruinée ! Mais il fallait faire vite car nous savions que le patronat un temps affaibli par sa collaboration pouvait se reconstituer très vite ». La tâche réclame de construire une à une les caisses parfois de la main même des travailleurs sur leur congés ou après le temps de travail. Et les craintes du militant se vérifièrent très vite.
Des résistances se font jour pour tenter de retarder l’œuvre des bâtisseurs. Aux amendements de la droite, et notamment celui de M. Viatte, responsable du MRP gaulliste qui, le 22 décembre 1945, « réclame le rejet du nouveau plan de sécurité sociale et le retour aux anciennes assurances » s’ajoute la réaction des médecins libéraux affolés par ce qu’ils avaient baptisé la « médecine de caisses socialisée sous les ordres de la CGT » La presse de droite éructe . Ainsi l’Aube d’avril 1946 : « Allons-nous alourdir encore les charges démesurées d’un patronat épuisé et abandonner des milliards à la seule gestion des communistes ? » Sans oublier les refus de certains mutualistes au régime unique qui se voyaient dépossédés de leur bien et particulièrement de professions déjà organisées autour de leur propre caisse. « Ce fut le cas des agriculteurs, artisans commerçants et d’autres corporations, ajoute M Petit. Il y avait là de fortes crispations corporatistes, mêlant la volonté de ces professions de rester entre elles et de garder ce qu’elles considéraient comme leurs propres avantages ».
Ambroise Croizat n’a cure de ces oppositions. Soutenu par le rapport de force politique d’un parti communiste à 28% et d‘une CGT à 5 millions d’adhérents, il impose la loi du 22 mai 1946 qui pose le principe de la généralisation de la sécurité sociale intégrant tout « résident français dans un régime unique ». L’article 29 vient toutefois limiter la portée de la loi en spécifiant que les professions déjà organisées pourront « provisoirement » garder leurs règlementations autour de leurs caisses le temps de construire le régime général et de « tout aligner vers le haut ».
Avec l’éviction des ministres communistes et la division syndicale inspirée des USA, ce qui n’était que provisoire va devenir définitif. La promulgation de la Loi Morice du 4 mars 1947 qui autorise la mutualité à gérer le régime obligatoire de la protection sociale met fin à l’ambition de créer un régime unique qui ne verra jamais le jour. « Ce que vous avez créé en quelques mois demeurera inscrit dans l’avenir.
« Mais il faudra toutefois votre vigilance pour conserver l’une des plus belles conquêtes de la dignité« déclarait Croizat en quittant son ministère le 5 mai 1947.
Michel ETIEVENT