Une étude danoise a décrypté les mécanismes sociaux et psychologiques qui aggravent les inégalités économiques et la violence. À la clé, un phénomène d’auto-renforcement préoccupant.
INÉGALITÉS. Pourquoi ceux qui auraient le plus à gagner dans la lutte contre les inégalités, c’est-à-dire les classes moyennes et populaires, ne s’engagent que peu pour les limiter ? Les raisons relèvent de la sociologie mais aussi de la psychologie. C’est ce qu’explique une étude danoise de l’université d’Aarhus, publiée dans les Proceedings of the National Academy of Science (PNAS). Cette dernière s’attache à comprendre, grâce à des indicateurs économiques, sociaux et psychologiques, le cercle vicieux des inégalités… et pourquoi la situation est d’autant moins susceptible de changer lorsque les écarts entre individus sont très importants.
Un individualisme nourri de la théorie des jeux
Les chercheurs partent d’un postulat issu de l’éthologie animale : « Les animaux en position dominante, ou aux caractéristiques physiques extraordinaires, vont plus souvent réagir avec agressivité, expliquent-ils. À l’inverse, les subordonnés et individus plus ordinaires ont plus facilement tendance à courber l’échine. » Même les jeunes enfants qui ne maîtrisent pas encore le langage réagissent de la sorte, précisent-ils, afin d’estimer les chances de victoire avant une confrontation. Et chez les adultes civilisés ? Pour répondre à cette question, une vaste enquête a été réalisée à travers 27 pays (les Etats-Unis étant représentés par 30 états).
PROTOCOLE. Le mode opératoire des chercheurs a nécessité deux étapes distinctes, au niveau social mais aussi individuel : tout d’abord une méta-analyse réalisée à partir de données de la Banque mondiale et des Nations-Unies dans 27 pays, issues d’une enquête sur plus de 40.000 personnes économiquement privilégiées. Pour chaque pays, plusieurs critères ont été retenus pour quantifier objectivement les inégalités : absence de liberté de la presse, violence, inégalités de genre, absence de démocratie…. Résultat : le comportement social de domination exprimé dans les réponses est plus important dans les pays où les inégalités sont plus prononcées.
PSYCHOLOGIE. C’est au niveau des États-Unis que la composante psychologique a ensuite été étudiée, sur environ 5.000 personnes anonymes en situation de privilège social (c’est-à-dire des hommes blancs). « Notre démarche fut assez extrême : nous avons demandé aux participants s’ils étaient prêts à participer à une chasse aux migrants, si le gouvernement décidait de les déclarer hors-la-loi, et notamment s’ils étaient prêts à recourir à la force physique », explique Lotte Thomsen, co-auteur de l’étude. Une proposition qui flirte bon l’alt-right… et qui a été d’autant plus appuyée par les sondés qu’ils vivaient dans un état où les inégalités de revenus sont importantes (ce critère étant mesuré par le coefficient de Gini). « Evidemment, c’est extrêmement préoccupant. Notre étude confirme le lien entre domination socio-économique et racisme (…), sans parler de la violence », rapporte Jonas Kunst, qui a également travaillé sur le projet.
Paradoxales classes moyennes : quand il est trop coûteux de se révolter
A priori, rien que de très logique : tout ceci relève de la théorie des jeux, qui postule que chaque acteur d’un système social va chercher à maximiser ses gains, quitte à en aggraver les inégalités s’il n’en souffre pas personnellement. « Les membres des groupes dominants répondent à l’inégalité perçue, non en réduisant leur domination, mais au contraire en l’appuyant : les retombées sont alors plus positives pour ces individus », expliquent les chercheurs. « Finalement, les inégalités structurelles, l’instabilité sociale et la violence des pays et États sont reflétées par l’état d’esprit de leur population, et inversement. »
COÛT. Tout ceci vaut pour les groupes sociaux en situation de domination ou de soumission extrême, mais quid des groupes intermédiaires, par exemple les classes moyennes ? « Même si les groupes subordonnés sont en situation de désavantage, ils peuvent trouver intérêt à éviter des conflits coûteux, en particulier lorsque les chances d’échecs sont grandes », écrivent les scientifiques. « Des expériences de psychologie ont déjà montré que les individus subordonnés préfèrent dans ce cas se taire et accepter leur sort. » Et quant au fait que des participants se soient déclarés prêts à « participer à des actions violentes contre certains groupes ethniques » si les autorités ouvraient la voie… « Les résultats de notre étude montrent que les inégalités et la violence sociales forment un cercle vicieux, ajoute Lotte Thomsen. Vul’accroissement des inégalités partout dans le monde, il y a de quoi s’inquiéter. »
Un article paru dans Sciences et Avenir le 16/05/2017, signé Sarah Sermondadaz
Crédit photo : Gile MICHEL / SIPA