Une tribune parue dans le quotidien Libération le 19 mars 2018 par Dominique Méda, professeure d’université Paris-Dauphine relayée ici avec l’autorisation enthousiaste de l’auteur.
Invitée à débattre lundi soir 18 mars avec Emmanuel Macron, la sociologue Dominique Méda estime que la rencontre s’est transformée en faire valoir présidentiel. Avec un chef de l’Etat qui n’a absolument pas pris la mesure de l’urgence sociale et écologique.
Tribune. Selon la définition communément admise (1), le débat est «une discussion généralement animée entre interlocuteurs exposant souvent des idées opposées sur un sujet donné». Après celui avec les maires, c’était au tour des intellectuels de tomber dans le piège : car de débat il n’y en eut point.
J’avais accepté l’invitation à participer pensant – bien naïvement je l’avoue – que nous pourrions au moins de temps en temps rebondir pour, à notre tour, répondre au président de la République. Mais il n’en a rien été. Comme avec les maires, le non-débat avec les intellectuels a consisté en une litanie inexorable de «réponses» d’Emmanuel Macron aux questions posées par les intellectuels. Comme nous étions plus de 60, il aurait fallu pour qu’il puisse y avoir sinon un véritable échange, au moins un retour sur ce qui avait été dit par le Président, que chacun puisse vraiment se limiter à deux minutes de parole. L’envie de chacun d’exposer plus longuement sa vision a fait que l’on a assisté à la juxtaposition de questions-réponses au cours desquelles le Président a eu tout loisir d’asséner ses convictions devant des intellectuels pris en otage (au moins pour ceux qui étaient en désaccord profond avec sa politique, peu nombreux).
Nous étions son faire-valoir.
En le regardant parler pendant huit heures, écoutant certes chacun et répondant en effet aux questions, j’ai compris à quoi nous servions. Comme les maires, nous constituions le mur sur lequel le Président faisait ses balles, jouissant de la puissance de ses muscles et de la précision de ses gestes et donc de la propre expression, cent fois ressentie, de son moi. Nous étions son faire-valoir.
Sur les questions économiques et sociales, là où il y aurait en effet pu avoir débat, c’est-à-dire discussion animée sur des solutions diverses, la porte a été systématiquement refermée. La réponse aux toutes premières questions a clairement indiqué la voie : il n’y aura ni augmentation des dépenses publiques (ici litanie sur la dette léguée aux générations futures) ni augmentation des impôts des plus aisés (là refrain sur le poids de la pression fiscale) ni grand plan d’investissement dans la transition écologique et sociale (Nicolas Sarkozy l’a fait, et cela n’a rien changé…) ni expérimentation du revenu de base. Fermez le ban. Tout au long de la soirée, le travestissement de la vérité qui consiste à ne pas faire les distinctions qui s’imposent a été de mise, notamment sur la question des impôts. A la question de savoir s’il augmenterait les impôts des plus aisés, le Président a répondu ras-le-bol fiscal de toute la population ; sur l’augmentation de la taxe sur l’héritage, il a opposé la peur des paysans de ne pas pouvoir transmettre leur patrimoine à leurs enfants. Sans jamais distinguer entre les différentes catégories de la population, sans jamais répondre à la question précise portant sur les catégories les plus aisées pour lesquelles il serait évidemment possible de mettre en place une tranche d’imposition supplémentaire (en faisant la pédagogie minimale qui s’impose étant donnée l’ignorance générale qui entoure ce dispositif) ou bien de taxer plus fortement l’héritage.
Voilà pour la forme. Mais le fond est pire.
Voilà pour la forme. Mais le fond est pire. Car ce débat avait été organisé, presque en urgence, pour discuter de la grave crise sociale que traverse la France, pour mettre sur la table les diverses manières d’en sortir. L’impression que je retire de cette soirée est que le Président n’a absolument pas pris la mesure de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons, de l’urgence sociale et écologique. Il n’a pas pris la mesure de la colère sociale et du désir de justice qui traverse le pays, il n’a pas compris qu’à force de ne pas y répondre, le ressentiment s’accumule et que peu à peu, ceux qui jusqu’à maintenant se sont tus, les habitants des quartiers relégués, les allocataires de minima sociaux et les chômeurs menacés de sanctions, risquent de rejoindre la masse des premiers gilets jaunes qui se sont exprimés. Tout se passe également comme s’il ignorait la puissance des symboles : c’est une action symbolique que d’avoir supprimé l’ISF et mis en place le prélèvement forfaitaire unique. C’est une action symbolique qui serait nécessaire pour apaiser la crise.
Mais les symboles ne suffiront pas. Le mouvement des gilets jaunes est parti d’une réalité bien concrète. En France, pour un nombre de plus en plus grand de personnes, le travail ne paye pas, les emplois sont en nombre insuffisant, le coût de la transition écologique ne peut être supporté par les plus modestes. Pour répondre en même temps à la question sociale et écologique, il n’y a qu’une solution, un investissement massif financé notamment par une augmentation du déficit. Le Président l’a refusé mais à mesure que le non-débat avançait, il a semblé prendre en compte une chose : la notion de dépenses publiques est trop générale, en effet certaines «dépenses» sont des investissements et non des coûts. Cela a été reconnu pour les dépenses d’éducation et de recherche (les interventions des Prix Nobel en faveur d’une amélioration du sort fait aux chercheurs étaient remarquables). Mais c’est aussi le cas des dépenses en faveur de la transition écologique et de son indispensable volet social. Encore un effort Monsieur le Président !
(1) Selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales.
Dominique Méda professeure d’université Paris-Dauphine
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