Un article paru sur Médiapart le 04/08/2017, signé Amélie Poinssot
Douze ans après la mise en place des réformes « Hartz », l’économie allemande affiche certes le plus bas taux de chômage de la zone euro. Mais elle compte aussi une proportion croissante d’emplois à temps partiel et sous-payés. Reportage à Bochum, dans la Ruhr, où la désindustrialisation se conjugue à la dérégulation.
Bochum (Allemagne), envoyée spéciale.– « Nous vous remercions pour votre candidature mais pour le moment, tous nos postes sont occupés. » Combien de fois Jozef a-t-il reçu ce type de réponse ? Dix, vingt… ? « Au moins une cinquantaine », estime ce chômeur de Bochum, ancien fleuron industriel de la Ruhr, dans l’ouest de l’Allemagne. À 57 ans, pour continuer à avoir droit à sa mince allocation chômage de 409 euros par mois, Jozef Klaczor est obligé d’envoyer au moins une candidature par semaine à une entreprise afin d’attester la réalité de sa recherche d’emploi. Comme tous les « Hartz IV » – du nom de la loi passée en 2005 qui a sévèrement durci les conditions d’indemnisation des chômeurs en Allemagne –, s’il ne s’acquitte pas de cette obligation, il court le risque de voir son allocation amputée. C’est d’ailleurs ce qui lui est arrivé, un mois où il n’avait envoyé que trois candidatures au lieu de quatre. Tout un trimestre ensuite à tirer le diable par la queue avec une allocation minorée de 30 %… C’est ce qui arrive, aussi, quand on ne se présente pas à un rendez-vous fixé par le “Jobcenter” (en anglais dans le texte), l’office allemand chargé des chômeurs de longue durée. Et si les manquements sont répétés, au bout, c’est la suppression complète de l’allocation.
« C’est absurde, à mon âge, c’est certain que je ne vais pas retrouver de travail. Pourquoi faire semblant ? Pourquoi s’efforcer d’envoyer des lettres quand on connaît d’avance la réponse ? Ce que les entreprises veulent, ce sont des jeunes et de l’expérience. Dans le secteur du transport routier où j’ai essayé de me reconvertir en passant le permis poids lourds, c’est complètement bouché. J’ai un ami qui, même avec quinze ans d’expérience, ne trouve pas de boulot… Alors comment pourrais-je en trouver, moi ? »
Jozef Klaczor fait partie des nombreux « Hartz IV » de Bochum © AP
Jozef a fait tout un tas de métiers dans sa vie. Mineur jusque dans les années 1990 dans sa Pologne natale, il a pris la route de l’Allemagne quand les mines silésiennes ont commencé à fermer. Il travaille alors sur les chantiers, gagne « 4 000 euros par mois » en travaillant sans compter ses heures, « samedi compris ». Le tournant arrive au milieu des années 2000 : l’activité dans la construction se raréfie, Jozef bascule vers la manutention. Puis, plus de travail. Et la spirale commence : les rendez-vous au Jobcenter passent et se ressemblent, l’ennui devient envahissant, l’isolement insoutenable. « Ce qui est terrible, c’est de passer ses journées à ne rien faire, devant la télévision, sans contact avec le monde extérieur », raconte cet homme qui, la cinquantaine passée, a dû se tourner vers sa mère restée en Pologne pour pouvoir subvenir à ses besoins.
La situation est telle que cet homme élégant et volubile devient rapidement le client idéal du Jobcenter : il est prêt à accepter n’importe quelle proposition de « minijob », ces quelques heures de travail payées 1,5 euro en complément de l’allocation chômage. Depuis quelques mois, il travaille ainsi pour une compagnie de bus qui achemine des personnes handicapées matin et après-midi. Avec seulement vingt heures par semaine et des horaires éclatés rendant impossible un deuxième boulot, ce n’est certes pas la panacée… « Mais pour moi, c’est tellement important d’être en contact avec les gens, de se sentir utile ! Je ne veux pas finir alcoolique comme de nombreux chômeurs que je vois autour de moi. »
Ramona Klein a elle aussi accepté un « minijob » pour cesser de tourner en rond chez elle. À trente ans, après une formation de vendeuse et une autre de secrétaire, elle n’a jamais réussi à trouver mieux que des CDD de trois ou quatre mois. « À chaque fois, on me reprochait mon manque d’expérience », dit-elle. Un cercle vicieux qui a fini par l’enfermer dans un chômage de longue durée : elle a passé ces six dernières années sans trouver le moindre travail. « Je ne veux même pas en parler », soupire la jeune femme, qui habite encore chez sa mère faute de pouvoir se payer un loyer.
Le Jobcenter de Bochum © AP
Quand le Jobcenter de Bochum lui a proposé, il y a quelques semaines, un contrat de 84 heures par mois pour aider à servir les petits déjeuners dans un foyer pour retraités de Caritas, Ramona n’a pas hésité une seconde. « Je gagne avec ce boulot 120 euros, qui s’ajoutent à mon allocation de 409 euros. Ce n’est pas un vrai travail et j’ai toujours du mal à m’en sortir au quotidien, mais pour l’administration, je suis sortie des statistiques des chômeurs… »
Lorsque Gerhard Schröder, alors chancelier, engage les réformes Hartz en 2005 dans le cadre d’un vaste chantier de réformes intitulé « Agenda 2010 », le taux de chômage allemand approchait les 10 %. Aujourd’hui, il est à 5,6 %, le plus bas niveau de la zone euro, et début juin, pour la première fois depuis la réunification, le nombre de chômeurs est tombé au-dessous de 2,5 millions. Arrêt de l’indemnisation du chômage (65 % du dernier salaire) au bout de douze mois, allocation égale pour tous au-delà, création de « minijobs » en complément des allocations… Les lois Hartz, se targuent les rares politiciens qui les défendent encore, auraient relancé la machine de l’emploi outre-Rhin. Faux, rétorquent les économistes : l’Allemagne a surtout bénéficié, à partir de la crise financière de 2008, d’une étonnante conjoncture. Son important marché intérieur et la flexibilité de ses grandes entreprises – qui ont ralenti leur activité sans toutefois procéder à des baisses de salaires ni à des licenciements – lui ont permis d’amortir les soubresauts de l’économie mondiale. Sans compter la politique de l’euro, très favorable à l’Allemagne. La baisse du chômage ne doit rien aux réformes menées par Schröder, explique ainsi le chercheur Wolfgang Streeck (lire notre entretien dans le deuxième volet de cette série), directeur émérite de l’institut Max-Planck pour l’étude des sociétés, à Cologne. « Les lois Hartz étaient en réalité une opération purement budgétaire : le but était d’économiser sur l’assistance sociale et sur les indemnités chômage. Cela n’a rien à voir avec le marché du travail. »
Ce que cache en outre ce taux de chômage à faire pâlir d’envie nombre de pays européens, c’est le recours massif au temps partiel et aux contrats précaires. « L’économie allemande aujourd’hui, c’est une logique de RTT généralisée par le bas, avec la démultiplication de très petits contrats mais nullement une baisse du nombre d’heures pour les gens qui travaillent beaucoup, explique Hadrien Clouet, dont la thèse en cours porte sur une approche comparée du sous-emploi en France et en Allemagne. Il y a une dualité très forte sur le marché du travail allemand, entre un emploi majoritairement masculin, protégé, des hauts salaires et des droits étendus ; et un emploi majoritairement féminin, à temps partiel, précarisé. Ces inégalités se sont accrues ces dernières années. »
Des chômeurs devenus « assistés sociaux »
Bochum est particulièrement représentatif de cette dynamique inégalitaire. Ici, au cœur d’une Ruhr qui fut terre de charbon puis poumon de la production industrielle allemande, les grandes entreprises sont parties ces dernières années, tout comme les mines avaient fermé quatre décennies plus tôt. Nokia a déserté les lieux en 2008, Opel a arrêté sa chaîne de production fin 2014. Rien que cela, avec toutes les entreprises qui gravitaient autour, c’est un bassin de 50 000 emplois qui a disparu, estime la députée Die Linke (gauche) de la circonscription, Sevim Dagdelen. Laquelle souligne au passage que Nokia faisait 17 % de bénéfices quand elle a décidé de délocaliser en Roumanie… « Aujourd’hui, le taux de pauvreté à Bochum est de 18,7 %. Ce n’est plus une politique sociale que nous avons dans la Ruhr, mais une politique de pauvreté, dénonce la parlementaire (que Mediapart avait également interviewée au sujet des relations Allemagne-Turquie). On compte une expulsion de logement tous les deux jours. Les SDF sont de plus en plus nombreux. Dans un pays aussi riche que l’Allemagne, c’est un comble. »
La production automobile allemande est désormais resserrée autour de quelques grands sites, qui réalisent conception et assemblage tandis que les pièces sont fabriquées en Pologne, République tchèque, Slovaquie. Les nouveaux investisseurs ne prennent pas le chemin de Bochum ; le taux de chômage y reste supérieur à la moyenne nationale. Dans cette ville de quelque 380 000 habitants, environ 40 000 foyers vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.
Le principal site de production d'Opel à Bochum, aujourd'hui © AP
« Le premier facteur de risque de se retrouver “Hartz IV” est le manque de diplômes : 75 % de nos allocataires n’ont aucune qualification, explique Franck Böttcher, le directeur du Jobcenter de Bochum. Le marché du travail ici ne peut plus absorber cette main-d’œuvre. Aujourd’hui, 85 % des salariés de la ville sont des travailleurs qualifiés. » Bochum, poursuit le fonctionnaire, se caractérise désormais par un chômage structurel de longue durée qui touche la moitié des plus de 18 000 chômeurs que compte la ville. « Depuis le jour où elles ont perdu leur emploi, ces personnes n’ont jamais retrouvé une activité. C’est préoccupant. »
Franck Böttcher pense que les réformes Hartz ont permis de ramener des chômeurs vers le monde du travail mais il est bien en peine, au bout du compte, de défendre ce système pour lequel il travaille. Il reconnaît que la quantité de travail n’a pas augmenté ces dernières années dans l’économie allemande, que seuls des emplois à temps partiel se sont développés. Et que le passage de l’indemnisation chômage à l’allocation Hartz IV est extrêmement brutal, entraînant pour les personnes concernées une chute de revenu considérable.
« Les réformes Hartz ont été dévastatrices en termes de pauvreté, insiste Hadrien Clouet. On est passé d’une logique d’assurance à une logique d’assistance généralisée. Les chômeurs Hartz IV ne sont plus des ayants droit mais des récipiendaires de la charité publique ; autrement dit des assistés sociaux. » Des assistés sociaux pour qui il est extrêmement difficile, voire impossible, de réintégrer le monde du travail à plein temps.
Ralf Lang en sait quelque chose. Cet homme de 58 ans a passé cinq années comme Hartz IV. Il fait partie de cette catégorie de gens diplômés également touchés par l’appauvrissement généralisé. Lucide et posé, il raconte son parcours, ses tentatives de reconversion, ses échecs, ses efforts pour ne pas se laisser enfermer dans la catégorie des Hartz IV. « Au bout d’un moment, votre vie sociale s’appauvrit. Vous finissez par ne plus voir que des gens comme vous. Vous n’allez plus au cinéma, vous priez pour que votre frigo ne tombe pas en panne, vous ne vivez plus qu’avec ce que vous avez déjà… » Ralf finit par rebondir en s’engageant en politique. Aujourd’hui élu municipal à Bochum sous l’étiquette Die Linke, il s’en sort avec une indemnité d’élu de 1 000 euros par mois. Il ne cotise pas pour la retraite et doit s’acquitter lui-même de son assurance santé. Mais mieux vaut cela que revenir en arrière : « Je suis soulagé de ne plus subir la pression du Jobcenter. Les employés exerçaient des contrôles permanents sur ma vie privée. Avoir une copine qui travaille, par exemple, vous empêchait de toucher l’allocation ! »Outre l’allocation égale pour tous de 409 euros, les Hartz IV ont droit théoriquement à une allocation logement ainsi qu’à une allocation couvrant les charges de leur appartement, et parfois même à d’autres prestations suivant leur situation familiale. Mais si l’on en croit Anton Hillebrand, juriste à la retraite, aujourd’hui à la tête d’une association de bénévoles à Bochum qui vient en aide aux bénéficiaires des aides sociales, les droits des chômeurs ne sont pas toujours respectés. « Très souvent, les situations individuelles ne sont pas bien évaluées par le Jobcenter, explique cet homme, la main sur un pavé d’un millier de pages – le code allemand du travail social. Les textes sont extrêmement complexes et les gens ne connaissent pas leurs droits. Depuis la création de notre association en 2006, environ 1 500 personnes sont venues nous voir. Nous avons réussi à faire réévaluer leurs allocations dans 60 % des cas. »
À Bochum, le chômage de longue durée touche la moitié des chômeurs. © AP
Anton Hillebrand évoque le labyrinthe administratif dans lequel se perdent les allocataires, montre une armoire débordant de dossiers. « Depuis 2005, le nombre de recours pour non-respect des droits sociaux a explosé en Allemagne. Les lois Hartz ne sont pas seulement un échec politique ; c’est un échec juridique. Je ne comprends pas pourquoi les Allemands ne manifestent pas contre ce système. »
Mais comment trouver le ressort pour protester lorsque son sort est suspendu à une maigre allocation et que le moindre écart peut conduire à sa réduction, voire sa suspension ? Tanja Uhr, allocataire Hartz IV et mère célibataire de trois enfants, n’en veut pas particulièrement à l’administration. Elle trouve le personnel plutôt « compréhensif ». Elle se sent simplement coincée. Depuis qu’elle est séparée de son mari, elle veut absolument trouver un emploi. Mais les horaires de l’école maternelle (le Kindergarten), où sa cadette va tous les matins de 8 h 30 à 11 h 30, l’empêchent de travailler, même à temps partiel. Pourtant elle est prête à accepter tout ce que le Jobcenter de Bochum lui propose : fabrication de sandwichs, petite main dans une usine de chocolat, ménage dans un hôtel… « À chaque fois, les horaires demandés sont impossibles pour moi. » Elle attend avec impatience l’an prochain, quand sa fille aura cours l’après-midi. Alors, elle trouvera peut-être plus facilement du travail.
À Berlin, Gustav Horn, à la tête de l’IMK, l’Institut pour la macroéconomie et la recherche conjoncturelle, est très sceptique sur le bilan des réformes Hartz. « Ce système pousse les chômeurs à retrouver très vite un emploi, quel que soit le niveau de salaire, afin de ne pas basculer dans la catégorie des Hartz IV. C’est un système qui repose sur la peur et la pression. Tout cela n’est pas sans répercussion politique. Il y a aujourd’hui énormément de frustration accumulée dans la société allemande, même si elle ne s’exprime pas dans la rue comme dans d’autres pays. Il faut sans doute voir dans la montée du populisme d’extrême droite le résultat de cet agenda 2010. » L’AfD (Alternative für Deutschland), parti nationaliste et europhobe, est parvenu ces dernières années à se faire élire à la plupart des parlements régionaux de la République fédérale. En septembre, il pourrait faire sa première entrée au Bundestag.