Mardi 4 décembre, au Foyer de Grenelle, dans le 15e arrondissement de Paris, Anne Lorient était conviée à une conférence-débat. Et l’on a découvert une femme en tous points exemplaire. Après 17 ans d’existence passée dans les pires conditions de la rue, elle est parvenue à en sortir par le haut, et nous a donné une magnifique leçon de résilience, de courage, de dignité, d’engagement et de vie.

Anne retrace d’abord son parcours de SDF.

 17 interminables années.

 À18 ans, elle quitte sa famille. Depuis l’âge de 6 ans elle subit impunément le viol de la part de son frère. Elle monte à Paris, en quête d’un Eldorado. On l’imagine de petites étoiles dans ses yeux de provinciale. Le nez en l’air, au pied des immeubles haussmanniens. Elle frappe à la porte d’une tante. Qui lui claque la porte au nez. Sa valise à la main, elle tombe dans la rue, univers impitoyable, où elle est en butte à nouveau au viol. Aux viols. Pendant trois ans, elle est frappée de mutisme. S’enfonce dans le silence. Se fait invisible, se cache des maraudes.

 Elle tombe amoureuse d’un SDF musicien, qui fait partie d’un groupe d’hommes, tombe enceinte, accouche dans la rue après un déni de grossesse. Fait le choix de garder l’enfant, qu’elle dissimule deux ans et demi, et élève sans aide aucune.Un enfant sage qui ne pleure jamais. Son « moteur » désormais qui lui permet de tenir. De traverser l’enfer.

 À la deuxième grossesse, elle sollicite l’aide d’associations. Se voit attribuer un logement en HLM par la Ville de Paris, où elle vit seule avec ses deux enfants. Mais, si les bonnes âmes lui donnent un « château » pour ne pas retomber dans la rue, elles n’ont pas pensé aux meubles, aux fournitures indispensables. Ni lit ni la moindre petite cuillère pour redémarrer.

 Depuis elle a réussi à se réinsérer dans la vie « normale », alors que son compagnon a fait le choix de rester dans la rue. Elle se consacre entièrement à ses deux fils.

Voilà résumé, presque aseptisé, le récit de ses « années barbares ».

Une vie parallèle à la nôtre.

Les questions posées par France, une journaliste chargée de la modération, et le public, nous font petit à petit pénétrer à la façon d’un puzzle dans cette vie parallèle à la nôtre, que l’on imagine certes, mais qui nous est, et pour cause, rédhibitoirement étrangère.

 Ainsi, on apprend que les femmes constituent 40 % des SDF ! Où sont-elles puisqu’on en voit si peu ? Elles se planquent pour leur sécurité, car elles sont agressées en permanence, ou en voie de l’être. Question de survie. Elles se regroupent quand elles le peuvent, comme dans ce squat près de la place de la Madeleine, où elles sont 300, avec 200 enfants non scolarisés. Elles se transforment souvent en hommes, cheveux rasés, mettent des treillis. Pour échapper aux prédateurs sexuels. Une femme SDF est violée, en moyenne toutes les 8 heures ! Même le jour, partout, même entre deux voitures.

 Beaucoup tombent dans la prostitution, la drogue ou l’alcool. Pas Anne dont la maman était pourtant alcoolique. Elle a toujours eu peur de perdre le contrôle d’elle-même.

Longtemps elle fuit les institutions, la police, les travailleurs sociaux. Son cauchemar : qu’on lui arrache ses enfants. Alors elle fuit, éperdument, frappée de dissociation du corps et de la conscience : blessée, elle ne s’en rend pas compte. Le sang qui coule d’elle n’est pas à elle.

La mendicité ? Bien sûr elle connaît, mais elle veut nous donner des conseils. Pas besoin d’un billet pour dire bonjour. Un salut ne s’achète pas. Prendre cinq minutes vaut mieux que laisser une pièce. La peur est de chaque côté. Le SDF est le miroir déformé de celui qui fait l’aumône : et si je tombais dans la situation de celui qui gît sur le trottoir ? Il faut cinq ans pour remonter une année de SDF. Et en sortir est si est compliqué. On y parvient quand on est prêt. Pas facile de repasser sur l’autre rive.

 La rue – en fait deux ou trois – est devenue le « chez eux » des SDF. On ne pense pas enfreindre leur territoire. Parfois on les réveille, sans penser qu’ils sont pour la plupart armés. Cela peut s’avérer dangereux !

À Noël, on leur fait des cadeaux, on leur fait toucher le bonheur du doigt, et après ? Les suicides des SDF augmentent à cette période de l’année.

Un jour, Anne décide de retrouver du travail. Pour se réinsérer, prend son courage à deux mains, entre dans une agence d’intérim. Elle parvient à être secrétaire. Elle jongle avec les vestiaires, où elle a trois tenues correctes, se fait héberger par une copine. L’ennemi vient pourtant d’elle-même : comment éviter l’ « autosabotage » quand on a perdu les codes de la politesse, de la ponctualité, de l’acceptation de l’autorité d’un patron homme. La panique la prend parfois mais elle tient bon. Pas longtemps.

Quand elle évoque ses enfants, la lumière inonde son visage. Elle désire plus que tout les socialiser. Pas facile. Le jour où son aîné pénètre à l’école, il casse la gueule à toute la classe.

Elle fréquente les autres mamans pour s’intégrer, pour les intégrer, mais passe des jours sous la couette dans un état dépressif. Parfois un besoin irrépressible la pousse à sortir dans la nuit pour respirer. Elle peut encore disparaître pendant plusieurs jours. À chaque fois sa boussole, c’est ses enfants, et une « force intérieure » indomptable qui ne la quitte pas. Ils n’ont pas eu d’adolescence, deviennent directement des adultes. L’aîné a pris le rôle de l’ « homme de la maison ». Ils sont accompagnés par un psy, elle les veut bien entourés, et elle est récompensée, car ils sont très fiers de leur mère.

Son avenir ? Celui d’une spécialiste, d’une « experte de rue ». Dorénavant elle se considère en « mission ». Et elle se retrousse les manches.

Elle parle sans filtre de son ancienne vie, aux élèves des maternelles comme aux étudiants de Sciences Po ou de la Sorbonne. Donne des conférences, mais forme aussi les maraudeurs qui sont au contact des SDF. Crée des groupes de parole. Mais attention : ne pas poser de questions, ils parleront quand ils seront prêts. À Toulouse, des élèves « passent des examens sur la lecture de son livre » et font des actions en direction des SDF. Participe à la formation pratique des travailleurs sociaux, particulièrement dans un lycée de Bourges depuis quatre ans. Elle répond avec patience à de nombreux mails d’étudiants qui se penchent sur la cause des femmes SDF via leurs devoirs, leurs mémoires et leurs thèses.

Elle a créé une association, l’association Anne Lorient qui est maintenant tournée vers les enfants des femmes SDF, enfants souvent oubliés, rendus encore plus invisibles que leurs mamans. Alors Anne récolte de l’argent et fait des collectes de Noël, de chocolats et de petits cadeaux. Actualité festive qui met la magie de Noël à mal quand on parle d’enfants oubliés… Anne utilise les réseaux sociaux pour la meilleure cause, gâtes des enfants.

« J’écrivais partout. Il fallait que ça sorte. »

Mes années barabres (Editions de la Martinière)

Son livre Mes années barbares (Éditions de La Martinière, 2016) ? Il est « arrivé » à la fin de sa psychothérapie. Cependant elle se souvient qu’elle écrivait partout, il fallait que ça sorte. Trouver un bon psy pour SDF, c’est rare, car a priori ça n’existe pas. Elle a eu la chance de tomber sur une personne qui a entendu sa souffrance. Lui a permis de mettre des mots sur ses maux. Elle a rencontré une journaliste, Minou Azoulai, qui l’a convaincue de raconter son histoire. Un deuxième livre est paru : Humains dans la rue (en collaboration avec Jean-Marc Potdevin, éd. Première Partie,2018) qui cherche à faire changer l’image des SDF, à aller contre les préjugés dont ils sont les victimes. Un troisième est en route : il traitera de la prostitution des femmes SDF.

Anne revient sur elles. Nous apprend que seulement 2 % ont précisément l’aspect dépenaillé du sans-abri. Les autres, on ne les voit pas. Sont très bien sûr eux/elles,ou font tout pour. Dorment dans des voitures. Jonglent avec les toilettes publiques, les bains douches en voie de disparition pour être présentables. Évitent les signalements dégradants.

 Leproblème principal est moins la nourriture que le logement. Mais ils/elles fuient les services d’urgence et autres SIAO. Les femmes évitent par exemple les centres d’hébergement, un refuge où pourtant « elles ne seront pas violées ce soir ». Anne s’en est longtemps tirée en observant de loin les gens faire les digicodes des immeubles, ce qui lui permettait d’entrer avec son bébé et de dormir dans les escaliers, mais attention à déguerpir avant le lever du jour.

La contraception est un autre problème majeur pour les femmes SDF. Il existe des associations qui les aident comme ADSF (Agir pour le Développement et la Santé des Femmes) qui donnent par exemple « un café contre un frottis », mais le rapport à leur corps abîmé est compliqué. Comment faire revenir  » un corps dans leur corps » ? Elles affrontent IVG et accouchements, alors Anne a fait une formation d’accoucheuse et retourne assister ses anciennes camarades dans le besoin.

Le pire, c’est donner un sentiment d’abandon.

Les causes qui poussent à devenir SDF ? Elles sont nombreuses. Anne pointe les violences conjugales, évidemment, mais insiste sur un syndrome d’abandon qui lui semble jouer un rôle déterminant, et elle constate que les jeunes de la DASS souvent mineurs sont de plus en plus nombreux dans la rue, comme les personnes âgées, qui ont « démissionné » et se laissent aller. Les places en milieu psychiatrique et maison de retraite manquent et trop de personnes confuses, malades ou juste isolées se retrouvent seules dehors impuissantes face à leurs douleurs. Ceux qui s’en sortent le mieux sont dans la tranche des 35/45 ans.

Quand on s’engage à aider les SDF, parfois on n’y arrive pas seul. Il faut s’appuyer sur les autres, le tissu associatif auquel Anne rend hommage, faire appel à d’autres personnes quand on se sent dépassé, et surtout ne pas donner un sentiment d’abandon aux victimes de la rue (C’est le pire selon elle). Partager les échecs mais les réussites aussi.

Enfin, Anne nous livre une typologie sidérante des violeurs de femmes SDF : les hommes SDF bien sûr, mais aussi des cols blancs, hommes riches en costume-cravate, comme ça lui est arrivé à La Défense lors d’un viol collectif, où elle a entendu dire qu’elles étaient « gratuites, moins chères que les putes », et enfin des membres du personnel des centres d’hébergement. Alors Anne part inlassablement à la recherche des violeurs, avec la police et les hôpitaux qui peuvent porter plainte avec des traces d’ADN des violeurs. Elle ne les lâchera jamais.

On n’a pas fini d’entendre parler d’Anne. Si elle a réussi à échapper au peuple des invisibles, elle ne l’oublie pas et elle n’a pas assez de l’avenir pour lui venir en aide. Écoutons-la, lisons-la, car son témoignage est précieux et irremplaçable.

Contactez-la : annelorient@hotmail.com

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Michel Thouillot


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