Elle m’a proposé d’écrire. J’ai toujours aimé écrire. Mais j’ai toujours eu peur d’écrire. Peur de ne pas savoir. Peur d’être lu.

J’ai voulu lui rendre ce qu’elle m’a apporté. Alors j’ai dit oui.

Je vais lui écrire parce qu’elle le mérite. Elle n’est pas « sans-voix ». Je l’ai souvent entendu. Je l’ai souvent entendu parler des autres, si peu pour elle. Je l’ai même entendu chanter. Pourquoi sans voix Isabelle ? Toi qui te définis dans ton livre comme une grande gueule ? Sans voix, ce n’est pas toi.

Je m’interroge sur le choix de la préposition sans.
La première définition d’un statut populaire de sans qui m’est venue c’est Sans Culotte. Nous sommes au début de la révolution française. 1789, l’aristocratie décrit avec mépris ceux qui portaient pantalon au lieu de culotte. La culotte, symbole vestimentaire de la haute société. Le costume d’aujourd’hui en somme. J’imagine qu’à l’époque un roi aurait dit à un homme du peuple : « si vous voulez une belle culotte, il n’y a qu’à travailler » (ou avoir des amis qui vous en offrent).

Récemment nous avons entendu sans dents. Une nouvelle expression pour définir ceux qui n’ont pas les moyens de se payer des soins dentaires. Charmant. J’ai honte pour vous messieurs de la bourgeoisie. Parce que si notre petit peuple ne peut pas payer des frais dentaires, la faute à qui ? Qui fixe les tarifs ? Qui définit les taux de remboursement ?

Dans la même catégorie on a aussi sans emploi, sans domicile fixe. Toujours sans quelque chose. Depuis l’âge de 20 ans j’en ai croisé plein, moi, des sans. J’ai traversé les années à entendre « parasite de la société », « cas soc » (prononcer cas sosse pour cas social), « profiteur du système », « fainéant ». Le fainéant qui ne fait rien n’est-ce pas, parce que le faignant lui au moins ferait semblant de travailler. Le fait néant ne fait rien de rien. Il profite.

Il profite de son RSA payé grâce à mes impôts. C’est un comble ça ma brave dame, vous vous rendez compte ? C’est t’y pas honteux ?

Ben oui, sans quelque chose, mais pas sans honte.
Parce que le sans-voix, quand il pousse la porte d’un bureau d’aide, sociale ou alimentaire, il n’y va pas sans honte. Pour 200 que tu croises, tu en as peut-être un seul qui est un peu habile avec le système. Les autres, je les ai entendus murmurer, je les ai vis pleurer. Et c’est moi qui ai eu honte ma brave dame. Honte de pénétrer dans leurs vies. Honte de les questionner. Honte trop souvent de ne pas trouver de solutions. Moi je suis restée sans voix face à leur détresse, au cœur de situations qui dépassent trop souvent la fiction. Je les ai vis parfois sans espoir.

Et pourtant, malgré les problèmes, j’en ai croisé tellement qui te serrent la main chaleureusement, quand bien même tu n’as rien pu faire. Ils avaient cette reconnaissance qui renforce ma honte et ma colère du système. C’est presque eux qui te réconfortent dans la fumée d’une tasse de café toujours prête à l’heure de ta venue. Les sans madame, ils ont un café aux senteurs magiques que toi, même avec un service de porcelaine tu ne pourras jamais offrir. Peut-être que certains n’ont pas fait d’études. Peut-être qu’ils ont un langage simple, parfois argotique. Peut6être qu’ils ne sont pas nés dans le 16ème. Sans doute sont-ils définis pas un sans, mais ils ont tellement d’autres choses. Ce que personne ne voit.

Je pense que les sans te font peurs.
Et si c’était toi demain ? La vie réserve parfois de mauvaises surprises. Je pense qu’ils te renvoient tes propres angoisses, mais aussi tes échecs. Dans toute société il y a eu des nantis, des privilégiés et des strates d’ouvriers. C’est normal. Le normal devient pathologique quand l’écart entre les strates pousse sure le lit de l’injustice. Retour à 1789, retour à Germinal, retours qui n’honorent pas nos politiques. Alors tu critiques bien évidemment. Les ans voix face à l’aveugle qui préfère ignorer ce qu’il a lui-même construit. Le sans fait exprès d’être sans. C’est de sa faite. Il n’a qu’à travailler. Déjà qu’on l’aide, manquerait plus qu’il ouvre sa gueule.

Quand tu dis sans voix, tu parles de cette majorité silencieuse que personne n’entend ? Mais l’entendre ce serait accepter nos propres erreurs.

Quelles voies des politiques de l’emploi ont été privilégiées ?
Quelles voies du système de santé ?
Quelle voie quand tu me montres que pour bénéficier d’un pass transport ce sont les ressources du foyer qui comptent ? Quand tu vis chez ton enfant parce que tu es sans domicile, on considère que ses ressources à lui sont en partie les tiennes. Comme si ce n’était pas déjà assez dur d’être à la rue, hébergé par son enfant, double peine.

Non, ils ne sont pas sans voix, ils sont sans voie. Parce qu’aucun chemin de sortie ne leur est proposé. Ils sont sur la route barrée de l’accès à l’emploi alors qu’ils ne demandent qu’une chose, une toute petite chose : ne plus rien avoir à demander.

Dominique R., intervenante sociale à Mulhouse (68)