La barbarie nouvelle selon Patrick Chamoiseau

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On ne présente plus Patrick Chamoiseau, écrivain majeur français originaire des Caraïbes, prix Goncourt en 1992 pour son roman Texaco. Dans son dernier livre, Frères migrants (Le Seuil, 2017), sa poésie s’indigne de tout ce qui est contraire à la dignité humaine, de tout ce qui fait obstacle aux forces du vivant qui circulent à la surface de notre Terre. Avant de rendre un vibrant hommage à la « mondialité » chère à Édouard Glissant, il stigmatise le « paradigme du profit maximal » qui réinstalle dans notre société mondialisée les plus odieuses et blessantes précarités.

Il a fort aimablement autorisé le Journal de l’Archipel des Sans-Voix à reproduire un chapitre intitulé « La barbarie nouvelle », et nous l’en remercions confraternellement. Nous espérons que sa lecture vous incitera à vous nourrir de la régénérante réflexion qui parcourt cette œuvre ô combien actuelle.

Michel THOUILLOT

Extrait de Frères Migrants (pp. 31-36, Le Seuil, 2017)

La barbarie nouvelle

Au cœur des richesses urbaines apparaissent les décrochages sociaux. Les précarités y deviennent structurelles avec ou sans emploi. Des misères (d’ordinaire abandonnées à de discrètes fermentations) se voient orientées vers l’office un peu mieux acceptable des charités et compassions humanitaires. L’humanitaire lui-même amorce comme un retour de flamme ! Il n’est plus uniquement assigné aux confins de l’Empire, sur la croûte exotique du sous-développement, au chevet de ceux qui n‘ont pas su accéder à l’Histoire. Le voici ramené au ventre occidental, sur le pont dans les voiles à la barre à la carte aux boussoles, comme aurait dit Césaire. Le voici, dans la ruine des pensées progressistes, la déroute du beau rêve socialiste, au cœur des villes splendides, institutionnalisé dans des restos qui ont du cœur et autres « banques alimentaires » – véritables ombres portées de celles qui, au bout de cette misère matérielle et mentale, orchestrent de gigantesques gains.

Voilà que dans les richesses surgissent ces régressions qui rongent l’ancien statut de salarié, le droit des ouvriers, l’assise du fonctionnaire, les protections sociales, la dignité reconnue à ceux qui triment et produisent. L’ancienne constellation du travail (je parle d’un éventail d’activités diverses où chacun exprimait ses créativités) se retrouve étouffée dans l’ « emploi » – l’emploi, parlons-en ! … : activité réduite au prosaïque, de plus en plus nue, de plus en plus débilitante, rebelle au moindre accomplissement, jusqu’à devenir inutile au hold-up des richesses, et se voir transformée en aumônes à temps déterminé que rien ne garantit et qui ne garantissent rien … Si la Raison n’y peut, que toutes ces morts y aillent, et nous lavent le regard !

Ces misères et autres précarités qui semblent n’avoir presque aucun lien entre elles sont le symptôme de cette barbarie qu’il nous faut désigner : le paradigme du profit maximal. Gagner gros, gagner plus, gagner autant que possible et sans autre souci ! Le tout-profit devenu immanent, démultiplié dans les sciences, les techniques et les trouvailles du numérique. Tout l’homme (le prosaïque de ses nécessités mais aussi son poétique le plus vital) se retrouve asservi aux partitions du point de croissance, au tranchant des compétitivités, sous l’insigne de ces légalités où l’emploi n’est plus qu’une soumission à un ordre patronal nostalgique des féodalités. Recherche, justice, éducation, santé, culture… La pénurie règne partout, sauf dans les dividendes exponentiels remis aux actionnaires. Ces misères, ce précaire, cette mise à sac des services publics, cette ruine des solidarités, ces décrochages qui nous menacent tous au cœur du plus avancé de nos siècles heurtent cette idée inscrite depuis les origines dans notre haute conscience et que j’attise ici dans ce désenchantement : la richesse, toute richesse quelle qu’elle soit, surgit toujours des industries de tous !

Aucun manager, aucun capitaine d’industrie, aucun grand manicou du business ne saurait distinguer son ouvrage de ceux qui la portent, la supportent et au final la font. La richesse est produite par tous, de lignée en lignée, de famille en famille, de génération en génération. De vie de travail d’un père ou d’une mère ouvrant à celle d’une fille ou d’un fils qui en prend le relais. C’est ce moteur qui produit la richesse de ce quartier, de cette ville, ce pays, de ce monde ou vont naître ceux qui viennent. Cette richesse qui augmente, s’accumule et se concentre devant nos yeux au plus extrême, au plus absurde, hors d’atteinte de presque tous, lovée au fond des poches de quelques-uns et de leurs héritiers, est pourtant faite par tous. Elle est donc due à tous, à chacun, dès son cri de naissance. Toute naissance est nue, fragile et démunie. Dès lors, toute naissance en ce monde convoque cette générosité : richesse acquise, toujours produite par tous, se doit d’être redistribuée dans l’équitable et dans le généreux, entre tous et pour tous ! Toute naissance en ses fragilités appelle cette justice, cet héritage universel et l’ordonne autant.

La liberté, l’égalité, la fraternité, le partage, la dignité humaine et le bonheur pour tous sont des forces qui se sont vues construites contre les barbaries. Elles ont su juguler les triomphes de l’horreur. Elles ont désactivé des drames reptiliens et dévié du tragique monté des fonds immémoriaux. Elles ont nourri les « forces imaginantes du Droit1 » et se sont formalisées dans des Déclarations des Traités des Chartes des Conventions des Accords et des Codes Nationaux. Sans jamais atteindre un quelconque achèvement, ces forces de la décence se sont instituées en balises d’une perspective vers laquelle on chemine, par laquelle on progresse, et elles l’ont protégée de nos défaillances et de nos renoncements. A mesure de ses victoires, l’insidieuse barbarie (la paix du tout-profit, le gagner-plus sans fin, le gagner-à-tout-prix) a su les rendre productivement odieuses, économiquement horribles, incongrues dans les arènes de la croissance et des compétitions. Elle achève – et le faisant se révèle à nos yeux – de les dissoudre maille après maille dans sa razzia des biens communs, dans sa manière d’orienter le numérique, dans l’assignation consumériste des individuations, dans le discrédit infligé à la solidarité, à l’impôt, à l’État, au Politique, et dans le prêt-à-porter d’une précarité légalisée obligatoire et proclamée moderne.

  1. Voir Mireille Delmas-Marty, Vers une communauté de valeurs. Les forces imaginantes du droit (IV), Seuil, 2011.

Patrick Chamoiseau